Deimos Tégée.

La génération ratée. Il en était l'unique vestige, à peu de choses près... Quand il repensait à cette ère où la piraterie fleurissante se moquait des chasseurs de primes et redoublait de vices par-delà Mariejoa, Deimos grimaçait instinctivement, mécaniquement. Cela faisait belle lurette qu'il ne restait plus rien de cette génération, qui s'enracinait grosso modo entre celle, formidable, de Mijushike Hojo et celle, plus vénérable encore, de Groogal Madoka. Enfin, de manière générale, il aurait été mensonger d'affirmer qu'ils avaient laissé un héritage conséquent à leurs successeurs : à quelques exceptions près, dont il faisait partie, la majorité des chasseurs de cette ère n'avaient rien fait de plus que vagabonder d'échecs en échecs. Tout au plus demeuraient-ils aux abords de Red Line, à repêcher timidement les quelques rookies trop intrépides et insouciants, qui surgissaient des flots depuis l'île des Hommes-Poissons sans précautions aucunes... C'était un temps d'infamie, pour tout ce qu'il avait pu incarner, un temps durant lequel la majorité de ses collègues avaient dû user de basses méthodes afin de subvenir à leurs besoins. Un temps durant lequel le Gouvernement Mondial n'avait eu de cesse de leur rire au nez, de les toiser, du haut de leur puissance incommensurable écrasante vis-à-vis des petits agissements des chasseurs, qu'on dépeignait alors comme une bande de faibles combattants, d'âmes errantes misérables, dotées de plus de dettes que de courage, réduits à des extrémités qui ne savaient leur convenir... Et pourtant, on ne pouvait décemment pas affirmer de Deimos qu'il s'était tourné les pouces, durant sa carrière. Certes, il n'avait jamais croisé le fer avec les plus grands : cette poignée de capitaines pirates qui, de tout temps, s'étaient attribués les plus larges parts du Nouveau Monde avaient toujours été hors de sa portée. Toutefois, en dehors des Empereurs, donc, il avait déjà eu l'occasion d'abattre tout un tas d'adversaire... En fait, en soixante ans, on lui attribuait environ 20000 captures... Soit environ une par jour. Alors bien sûr, tous n'étaient pas de fringants combattants prometteurs, ayant sur leur tête placée une somme rondelette qui se comptait en centaine de millions de berrys... Au contraire, la plupart des pirates qu'il avait envoyés croupir derrière les barreaux tenaient davantage du voleur de poules que du dangereux psychopathe en puissance, échappant constamment aux vigilantes troupes de la Marine. Il n'empêchait qu'en dehors de Groogal, aucun chasseur encore en activité ne pouvait se targuer d'effleurer seulement ce cumul aberrant d'arrestations...

Aussi, quand Mijushike Hojo avait annoncé la création de l'Alliance des Chasseurs de Primes, il s'était empressé de le rejoindre. C'était là la promesse d'une fin de carrière en apothéose, puisqu'il savait ce qui les attendait à l'instant même où il avait reçu la lettre d'invitation qui lui était personnellement dédiée : la guerre. Une guerre impitoyable et sanguinaire, qui les mènerait directement jusqu'à l'établissement d'un Empire de Chasseurs, une première dans l'histoire du Nouveau Monde... Ou jusqu'à la mort, bien sûr, la tant désirée et pourtant si redoutée faucheuse. Jusqu'à présent, Deimos songeait avoir fait le tour de cette morne existence : il comprenait désormais qu'il s'était fourvoyé, maintenant qu'il comptait parmi les plus éminents conseillers de Mijushike... Ainsi que, de surcroît, parmi ses combattants les plus fiables. Et, du haut de ses quatre-vingt ans, il l'affirmait sans crainte : il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas ressenti autant d'engouement à l'idée de livrer bataille...

Mijushike Hojo.

Lorsque les portes battantes s'ouvrirent, dévoilant la silhouette imposante et le visage buriné de Mijushike, Deimos ferma les paupières. Son désormais supérieur vint se placer face à lui, s'asseyant à la petite table de bois brut que le vieillard avait de la peine à quitter tant qu'on ne lui indiquait pas limpidement une cible à abattre. Il se servit un verre généreux d'un excellent bourbon, puis demeura immobile, au gré des secondes qui, elles, défilèrent sans cesse. Finalement, lassé le premier par cet assourdissant silence, le vieil homme ouvrit les paupières et découvrit sur le visage de son cadet un sourire songeur. Tandis que le Tueur de Yonkous avalait aisément la moitié de l'alcool qu'il s'était servi d'une traite, l'autre le questionna laconiquement, sachant que les tergiversations n'étaient guère de leur goût, ni à l'un, ni à l'autre.

-Alors ? Que te voulait la gamine ?
-Fin des hostilités avec Eko Taka, jusqu'à nouvel ordre.

Le Tégée, stupéfait, tressaillit légèrement en écarquillant ses paupières. Son interlocuteur n'en ajouta pas davantage, lui laissant le loisir d'user de ses méninges afin de tirer un maximum de conclusions exactes de cette information pour le moins inattendue. Et le vieil homme n'eut effectivement besoin que d'une poignée d'instants tout au plus afin de savoir plus ou moins finement de quoi il en retournait : il était, après tout, redouté pour sa sagacité et son expérience... Les décennies s'étaient enchaînés, érodant ses muscles et émoussant ses os, mais son esprit, quant à lui, demeurait aussi vif que durant ses jeunes années. Il avait de plus gagné en maturité, en savoir, en pertinence : en somme, il était devenu meilleur tacticien et meilleur logisticien, chose notamment forcée par ses responsabilités croissantes au sein de l'Alliance des Chasseurs. Mijushike, qui ne le connaissait que de nom près de deux ans auparavant, lui vouait désormais une confiance qui n'était, il fallait bien le reconnaître, guère usurpée... Deimos, donc, mit bientôt le doigt sur la seule conclusion qui lui semblait cohérente et vraisemblable : il la formula, prenant cette fois le luxe de conserver son regard rivé sur l'autre homme, qui esquissa un sourire satisfait en remarquant l'intelligence du vénérable ancêtre dont il était accompagné.

-Ils veulent abattre le jeune coq ?
-Exactement. Et on doit se dresser sur la route des Empereurs, s'ils essayent de prendre part au conflit.

Le jeune coq. Centes Decima. Ici, sur le Nouveau Monde, on ne pouvait décemment pas affirmer qu'il jouissait d'une réputation effrayante... Au contraire, on le moquait, très généralement. Il n'avait ici aucun fait d'arme, et on estimait souvent qu'il était plus doué pour parler et pour embobiner les sottes gens plutôt que pour guerroyer. Pour autant, Deimos ne pouvait s'empêcher de ressentir à son égard un léger respect : ne serait-ce que parce qu'il avait été en mesure de tenir les troupes du Gouvernement Mondial à l'échec, jusqu'à présent. Souci qui risquait fort d'être résolu dans les jours à venir, si la stratégie de la Marine touchait au but... Enfin, il allait sans dire que le vieux chasseur ne perdait pas l'air réjoui de son interlocuteur de vue : en l'état, la nouvelle qu'on venait de lui annoncer n'était en aucun cas de bonne augure... L'erreur de timing était dramatique, puisque les rangs d'Eko Taka étaient aux dernières nouvelles clairsemés et exténués. Wa no Kuni n'était qu'à quelques assauts près de changer de mains... Un répit, même de courte durée, pouvait être suffisant pour offrir à l'aveugle un regain d'ardeur et de soldats pouvant rallonger la guerre de manière conséquente... Voire contribuer à rétablir l'équilibre entre les deux armées qui n'en finissaient plus de se jauger l'une l'autre. Il n'y avait donc qu'une seule solution... Mijushike avait réussi à gagner plus qu'il ne risquait de perdre.

-Que va-t-elle nous offrir ?
-Oh... Juste de quoi créer une armée des plus redoutables.