Patience est mère de sûreté. Enfin, ses alliés avaient pu partir. L’Ookami était plus serein, plus maître de lui-même : si un seul ennemi était allé à leur poursuite, ils avaient déjà dû s’en débarrasser et prendre la poudre d’escampette. Cette constatation l’amenait à sourire intérieurement, tandis que son visage était trop crispé pour transmettre un semblant d’émotion. Autour de lui, les choses semblaient se dérouler au ralenti : il avait à présent le temps d’analyser la situation. Du moins, son corps prenait les choses en main, sa respiration était devenue plus apaisée et il observait l’adversaire qui tentait de l’abattre. Certes, il n’était pas aussi vif et puissant qu’elle, mais il était rapide, et cette vitesse était son atout pour l’instant.

De plus, il possédait de meilleurs sens que les humains. Les hommes-loups avaient longtemps été reconnus pour leur supériorité dans le règne animal. On les connaissait, en meute, parmi les plus féroces prédateurs. Sans s’attarder sur ce qu’on lui attribuait comme pouvoirs, l’homme-bête sentit une autre présence qui le perturba assez peu : celle d’un marine à ses côtés. Il ne lui jeta pas un regard : ses pas étaient bruyants, et ses déplacements trop approximatifs pour qu’il ne puisse pas le remarquer dans la forêt.

Ainsi, il esquiva la lame d’air. Elle fut d’une facilité déconcertante à esquiver : malgré tout, lorsqu’elle fendit l’eau, il comprit que ce n’était pas pour rien. Il pesta intérieurement : c’était un véritable monstre qu’il avait en face de lui, et lui-même ne pouvait pas y faire face aussi promptement qu’il l’espérait.

L’ennemi supplémentaire possédait une rapière : la lame était fine, et utile pour faire des estocs rapides. Il pourrait transpercer un cœur en un rien de temps, et l’hémorragie le tuerait. Une bien belle arme. Inutile si on ne savait pas s’en servir tant la lame se pliait facilement.

Un nouveau coup horizontal de la Colonelle trancha le vide, tandis que Karim se baissait. Le temps qu’il se relève pour esquiver vers l’arrière, la main de l’adversaire l’avait déjà saisi par le coup, et il sentit alors celle-ci se serrer autour de lui. D’un geste concentré, il lâcha dans sa direction un poing d’air qui pourrait l’embêter assez rapidement et l’obliger à le lâcher. Dans les deux cas, il finirait comme un vulgaire bout de chiffon sur le sol, et sentirait un coup de pied qui était sûrement censé le réveiller.

Il se releva alors, se dirigeant vers la Colonelle en comprenant que la fuite risquait d’être compliquée. Elle semblait se concentrer pour lancer un coup ultime. Ses oreilles se mirent en alerte lorsqu'il remarqua la présence ténue du troisième membre de cet improbable duo qu'il formait avec cette furie. Ses lèvres se crispèrent mais il sentait qu'il ne pouvait pas l'ignorer plus longtemps. Se retournant, il prépara un poing d'air avant d'apercevoir un geste d'une stupidité exemplaire. Cela mériterait bien une rétrogradation, a posteriori, se dit-il avec un air impassible, concentré. Ou plus exactement, il ne se dit rien et son instinct se contenta d'agir à sa place.

Au moment où l'attaque fut lancée, il se déporta sur le côté. La Colonelle derrière lui prendrait le coup de plein fouet, trop occupée à préparer son attaque. Il libéra son poing d'air directement en direction du village de ce vil personnage qui attaquait sa propre patronne, et lorsqu'il aurait réussi à le décontenancer, il n'hésiterait pas : il entamerait sa fuite avec une véhémence digne des plus grands froussards de l'humanité, sachant que ce coup ne ferait que lui faire gagner du temps, et ne lui permettrait pas de vaincre cette furie.

Une fois à distance raisonnable, il se jetterait dans la mer.

De leur côté, Eileen et Shalon émergèrent avec un certain soulagement. La première observa Andy tandis que le Vieux et Aichounne venaient s’occuper du second. Ils avaient de quoi appliquer les premiers soins, et de panser les blessures, et ils s’y attelèrent bien vite. La femme à la poitrine opulente, de son côté, observa la femme-poisson et dit sur un ton inquiet :

- Karim devrait s’en sortir… Il s’en sort toujours… On va préparer le navire.

Spoiler:

« Fuir est la seule option pour survivre. ». S’il y avait bien une chose que le Nouveau Monde avait appris à Karim avant qu’il ne le quitte, c’était que la survie dépendait de deux choses : sa propre force, ou sa propre capacité à s’extraire de son environnement. De toute évidence, il n’avait jamais gagné plus de puissance qu’à ce jour : il était donc un expert quand il s’agissait de tourner le dos et de s’élancer en direction de là où l’adversaire n’était pas présent. Ses mains tremblaient, ses poings se fermaient : il lui fallait courir plus vite. Toujours plus vite. Ses oreilles se dressaient tandis qu’il entendait ce qui se déroulait en arrière-plan, mais son corps tout entier lui hurlait de partir. Ils auraient sûrement pu la vaincre s’ils s’y étaient tous mis… Au prix de quelles vies ? Ce n’était pas ça qui l’intéressait. Lui ne tuait pas, par principe. Il détestait ces foutus humains, mais ils ne s’abaisseraient pas à leur niveau. Il ne serait pas l’épée d’un jugement trop sévère.

Quand il s’arrêta au niveau de l’eau, son retour se tourna vers la Colonelle. Il eut un nouveau frisson. C’était cette peur inhumaine qui le gagnait : il avait peur. Cette émotion presque nouvelle depuis quelques temps le prenait en traitre, dans une situation désespérée. Il respirait difficilement, et il continuait de fuir. Il sauta.

Le saut parut interminable, pourtant le contact de l’eau glacée lui rafraichit la mémoire. Il ne tenta pas de s’extraire sur le côté, bien au contraire. Il plongea pour s’immerger un peu plus à chaque instant. La distance qu’il parcourut n’avait rien d’extraordinaire, mais l’objectif était clairement de mettre un espace suffisant pour que les attaques de l’ennemie ne l’atteignent pas. Cela fut facile durant quelques dizaines de secondes, tandis qu’une pluie de lames d’air s’abattait sur lui… Et finalement, il sentit venir dans son dos l’ultime assaut, un assaut d’une puissance démesurée pour ce petit bout de femme.

Il sentit l’impact et bloqua ses poumons. Il n’en extirpa pas une bouffée d’air de plus, de sorte à encaisser. Un filet de sang sortit de son dos, et il sentit que son corps déjà lourd par les différents impacts et combats lâcherait progressivement. Pourtant, il continua à s’enfoncer dans la mer, sans espoir de trouver quoique ce soit.

Alors, la lumière au bout du tunnel arriva : Andy s’approcha de lui. Il lui indiqua d’un geste de la main qu’il fallait aller au niveau du navire. La femme-poisson ne mettrait pas longtemps à l’emmener en direction de l’endroit où se trouvaient ses amis, et en ressortant de l’eau il inspirerait puissamment. Après la peur, la colère le prit. Putain, qu’est-ce qu’il avait été con.

- Merde, fais chier ! Lâcherait-il en frappant le sol. Putain, putain !

Il frappera à deux reprises les rochers, exprimant comme il le pouvait la colère qui l’emplissait. Se retournant, il sentirait le sel qui piquait son dos, sans pour autant pouvoir expliquer précisément ce désagréable sentiment. Une nouvelle cicatrice viendrait sûrement s’ajouter à sa peau striée par endroits. Il n’y faisait jamais réellement attention.

Observant la demoiselle, il verrait Eileen s’approcher de lui en courant. Il fixerait Andy quelques secondes encore avant de lâcher sur un ton plus apaisé :

- Merci.

Son regard se tournerait en direction de leur petit navire, et il soupirerait, se grattant la tête. Ça le faisait chier d’avance, devoir reprendre la mer si vite. La Colonelle les trouverait bien assez tôt s’ils ne faisaient pas cela. Il se leva, tandis que la médecin grommelait quelques paroles insultantes à son égard en lui ordonnant de se tenir tranquille le temps qu’elle désinfecte la blessure.

- Viens avec nous, fit-il à Andy. J’suis venu pour toi… Cette île, c’est plus ce que c’était. T’auras ta place sur ce navire, t’inquiètes pas.

Il regarderait la mer tandis que ses pas le porteraient sur le petit pont de ce qui allait les emmener quelques kilomètres plus loin. Vers où allaient-ils se diriger ? Il en avait assez peu d’idées, mais quelques instants plus tard il s’écroulerait de fatigue.

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