Il n’y avait pas un semblant d’ombre au plus profond des ténèbres. Les rayons de la lune se réverbéraient sur la coque du navire. Le ballotement des flots berçait la respiration de la personne qui se trouvait à côté de lui, à côté de celui qui avait perdu en face de la Triade. A deux mètres à peine, il pouvait entre le courant ininterrompu d’air qui venait et allait hors du corps d’une autre personne. Même en tournant la tête, il ne pourrait distinguer qu’une silhouette incertaine, signe que l’obscurité n’offrait à son regard aucun avantage. Combien d’heures ? Combien de jours ? Il avait sûrement été drogué, mais son corps ne le ferait pas particulière souffrir.

Il se sentirait cependant plus léger. Ses armes avaient été retirées, ainsi que le haut de ses habits. Ses poches avaient été fouillées, ses chaussures retirées, et il ne restait plus qu’un pantalon pour couvrir le bas de son corps. Des chaines le maintenaient dans une position inconfortable, enserrant au mur ses poignets et ses chevilles. Il faisait froid, un froid morbide et insoutenable.

Seul le pli de son coude lui donnerait une indication sur ce qu’il s’était produit : il avait été drogué. S’il ne pouvait pas voir la marque de la piqûre, il pouvait sentir cet inconfort caractéristique qu’on avait après une prise de sang, et qui revenait en pliant le coude. De plus, l’opération avait été faite avec une malaisance folle, ayant demandé à ce que l’aiguille pénètre plusieurs fois la peau.

Il pourrait aussi se souvenir du visage d’une jeune femme aux longs cheveux noirs, qui venaient chatouiller son visage alors qu’il était déjà inconscient. Elle souriait en le regardant, comme si elle venait d’ouvrir l’un de ses cadeaux de Noël. Cette personne n’était autre que Betelgeuse Quing, la Cheffe des Mercenaires de la Triade. Son statut était assez flou, mais sa prime ne laissait aucun doute quant à sa dangerosité. Il régnait dans cette pièce sombre un malaise.

Enfin, la sensation de faim le tiraillerait sûrement, lui offrant une donnée temporelle. Cela faisait quelques jours qu’il était enfermé dans cette cale de navire. A priori, il n’était pas sur le point de mourir, et son corps était relativement tenu hydraté.

Les ténèbres finirent pas s’éclaircir. Elles furent traversées par des volutes de lumières qui venaient d’ailleurs. La douleur n’était rien pour le Keigo qui pourrait sentir son corps déséquilibré d’un côté. Il avait en effet moins de mal à bouger le côté droit que le côté gauche. Le ballottement des chaînes arriverait à ses oreilles comme l’indicateur qu’il était toujours bien enchaîné, alors qu’est-ce qui pouvait bien provoquer cette différence de mouvements ? S’il ne le savait pas à cet instant, la réponse viendrait sûrement bientôt à lui.

Les volutes de lumières éclaireraient par instant un bocal qui se trouvait sur une table devant lui. La couleur jaunâtre qui se reflétait jusqu’aux iris du Keigo lui donneraient un indice sur le contenu de ce liquide connu des scientifiques : le formol. Quelque chose résidait sûrement là-dedans, mais la lumière ne s’arrêtait pas assez souvent et pas avec assez d’intensité pour donner le loisir au marine d’en connaître le contenu.

Un grognement se ferait finalement entendre aux côtés du jeune garçon, tandis qu’une voix féminine finirait par percer les ténèbres. Elle était non pas tremblante, mais affirmée tout en restant faible. Elle était toujours plongée dans les ténèbres, mais sa silhouette était plus distinguable grâce aux jeux de lumières de la pièce qui venaient d’un trou qui offrait l’intérieur de la cale à quelques frêles rayons lunaires.

- Sa… Sakuga ? Tu es… réveillé ? Ferait alors Meredith Helmaroc. Est-ce que tu… vas… bien ?

Elle avait des difficultés à parler. De toute évidence, elle était moins hydratée que le Keigo. On n’entendait pas le cliquetis familier de son armure, signe que celle-ci lui avait été enlevée. Elle ne dégageait pas l’aura de souveraineté qu’on pouvait lui reconnaître au sein de son équipage. Il s’agissait d’une personne brisée.

- Je suis… désolée… Je n’ai pas pu… te… protéger, dirait-elle avec un ton cette fois-ci plus émotif, comme un ultime regret avant la mort.

Elle vacillait. Cette lueur qui avait si souvent éclairé le chemin de Sakuga par ses paroles bienveillantes vacillait. Elle-même n’avait peut-être plus la force de continuer sur le sentier qu’elle avait parcouru des années durant. Elle était fatiguée, et elle voulait se reposer, longtemps. Ce serait tellement plus facile. Pourtant, la présence de son subordonné l’empêchait d’abandonner. Meredith Helmaroc se battait pour ceux en qui elle croyait, et elle croyait en lui. Elle croyait en Sakuga Keigo. Sa bouche s’ouvrit, et pour la première fois depuis longtemps, elle chercha des mots de réconforts, avant de remarquer qu’ils n’étaient pas prescrits. Seule l’absolue vérité comptait :

- Je ne fuirai jamais en abandonnant un camarade, assura-t-elle. Tu es l’un des nôtres, Sakuga.

Ses paroles moururent dans un silence de pierre tandis que des pas approchaient. La porte grinça, sans qu’une lumière ne s’allume. La silhouette silencieuse continua sa marche ténébreuse, et un bruit sec de rideaux s’ouvrit. La lune illumina enfin de ses pâles rayons l’intérieur de la pièce, se posant sur le corps de Meredith sans éclairer le pot de formol plus que cela. La jeune femme tourna la tête vers Sakuga et ouvrit la bouche, dévoilant son visage tuméfié. Pendant un instant, à cause du manque de lumière, les ténèbres qu’elle portait sur ses traits ne seraient pas compréhensibles. Elles deviendraient progressivement plus identifiables. Alors le Keigo comprendrait que deux orbites vides se trouvaient à la place des yeux de la Cœur de Héron.

Un second rideau viendrait alors illuminer l’épéiste, et son bocal. Il pourrait voir qu’au niveau de la table, plusieurs plumes blanches aux pointes ensanglantées avaient été déposées, et que dans le bocal, deux iris d’un bleu pur le fixaient. L’évidence se trouvait devant lui.

La silhouette se posa dans un coin de la pièce, s’asseyant sans se dévoiler aux rayons de la lune, devenant progressivement visible grâce à un jeu de réflexions. C’était une jeune femme pas très grande, qui portait une épée beaucoup trop imposante pour elle. Ses cheveux s’intégraient dans le décor, tandis que ses yeux se fondaient dans les ténèbres.

Elle laisserait le temps au jeune garçon prendre conscience de l’horreur de la situation, avant de lancer une seringue en direction de la Helmaroc. Celle-ci viendrait se planter près de son cœur, et la Vice-Amirale arrêterait alors de bouger progressivement, sans se débattre.

Betelgeuse, Cheffe de la Branche Mercenariat de la Triade.
Primée à 879.000.000 B.
Le sourire de Beltegeuse était celui pervers d’une personne à qui on donnait ce qu’elle désirait. « Dommage, j’aurais bien aimé le torturer un peu plus. ». Elle déplaça le bocal avec les yeux à l’intérieur sur une table adjacente en sortant ainsi des ténèbres. Son ombre alla englober la vision du Keigo, toujours enchaîné, toujours déséquilibrée. Elégante dans les ténèbres, elle s’approcha de lui. Son apparence était celle d’une démone pour les marines : d’un niveau martial équivalent à celui des amiraux, elle avait prouvé qu’elle était hors d’atteinte de toutes les failles gouvernementales.

Alors, elle pointa une lame en direction du cœur du Keigo :

- Nous avons tous soufferts à cause de cette garce… Nous avons tout perdu. Mon père et moi-même…

Elle semblait en colère. Une colère légitime qui était dirigée à l’encontre du Keigo. Une petite coupure viendrait entailler la peau de son torse, tandis qu’elle ferait coulisser la pointe de sa lame dessus. Une goutte de sang viendrait couler jusqu’en bas de son torse qui était alors nu, s’arrêtant sur le pli de son pantalon.

- Tu es un ami de « Lidy Olsen », n’est-ce pas ? Cette salope est responsable de la chute de la Triade. Tu ne le savais pas, n’est-ce pas ? Elle l’a caché à chacun, elle vous a empêché de vous préparer à une attaque. Elle a détruit trois de nos branches sur les quatre que nous possédions. Et nous nous sommes vengés. Nous avons décidé de la détruire, elle, et tous ceux qu’elle aimait.

Le sourire de Betelgeuse était dément. Elle ne rigolait pas. Elle tuerait Lidy Olsen sans une once d’hésitation, elle la détruirait, car telle était la teneur des sentiments qu’elle lui vouait : de la haine pure.

- Dis-moi tout ce que tu sais sur elle. Cache quelque chose, et elle…

La pointe de la lame qui avait blessé le Keigo et avait encore une goutte de son sang dessus se pointa vers Meredith.

- Elle mourra.

Il n’y avait pas de demi-mesure. Pas de négociation. La sentence serait irrémédiable.

Betelgeuse, Cheffe de la Branche Mercenariat de la Triade.
Primée à 879.000.000 B.

- Inutile.

Le regard froid de la jeune femme se posa sur le Colonel qui pourrait sentir le fil rouge de son destin se couper, comme l’ultime sentiment qu’il pourrait ressentir. Elle avait envie de le tuer. Il ne lui avait apporté jusqu’ici aucune réponse qui lui permettrait de faire pression sur cette femme, de la pousser au suicide ou à la folie. Il avait évoqué des faits qu’elle aurait pu trouver dans les journaux ou dans les rapports des rares agents qui réussissaient encore à lui fournir des informations viables, comme si chaque personne qui s’approchait trop de la Directrice du Cipher Pol 6 se brûlait les ailes dans l’opération.

- Est-ce qu’elle a quelqu’un qu’elle aime plus que tout ? Des enfants ? Un amant ?

Elle connaissait déjà les agents qui lui étaient rattachés, mais la froideur et le détachement de ce type d’agent rendait la chose rarement profitable. Non, il lui fallait un levier émotionnel, quelqu’un qu’elle pourrait enlever et torturer, dont elle pourrait envoyer des bouts à cette garce pour la briser émotionnellement. Elle ne reculerait devant rien : la torture psychologique était un de ses hobbies après tout. Une fois qu’elle aurait obtenu une réponse, même si elle n’était pas satisfaisante, elle répondrait alors à la question du Keigo :

- Cette femme n’a rien dévoilé. Peu importe la torture, même quand un de mes hommes lui a enlevé les yeux, elle n’a rien dit. Elle n’était utile que pour extirper des informations de ta bouche, alors maintenant… Et bien, disons que vous allez avoir l’occasion de pourrir dans cette cage tous les deux.

Elle était bien plus loquace maintenant qu’elle venait d’obtenir ce qu’elle désirait. Ses yeux se fondaient dans l’obscurité et son ombre finit par s’éloigner tandis qu’elle laisserait Sakuga Keigo en compagnie de la morte en sursis. Il pourrait simplement agoniser, poussé dans l’étau d’une mort injuste. Il n’avait pas pu capturer sa cible, il n’avait même pas pu affronter un adversaire accessible. Il s’était tiré une balle dans le pied en acceptant l’aide du Cipher Pol 5, de toute évidence.

Les minutes passèrent.

Les heures.

Puis les heures se transformèrent en jours.


Vice-Amirale Meredith "Coeur de Héron" Helmaroc.
Meredith avait commencé à parler avec Sakuga, sans jamais lui reprocher leur situation. Elle lui raconta alors son passé. Elle était originaire de Kingodamu, l’île des chevaliers située quelque part dans le Nouveau Monde, à l’orée des territoires des Empereurs. A cause de sa position géographique, elle interagissait peu avec le reste du monde. Sa famille, les Helmaroc, avaient été déchus quelques générations auparavant de leur titre de noblesse. Elle s’était entraînée toute sa jeunesse dans le but de redorer ses armoiries, et souhaitait devenir l’un des Chevaliers du Royaume… En vain. La tradition, la sainte et inébranlable tradition, ne lui permettait pas de s’engager dans les ordres chevaleresques.

Elle décida alors de quitter son île natale pour trouver une cause juste à servir, emportant avec elle les deux armes qui n’étaient aujourd’hui plus à ses côtés. Où étaient-elles ? Elle n’en avait aucune idée, et n’avait pas les forces de s’en inquiéter. Ce n’était que matériel, même si c’était un héritage précieux.

Elle raconta ses déboires, et écouta ceux du Keigo. Elle lui conta sa première rencontre avec un ange. Il y avait longtemps qu’elle était dans la marine, mais sa surprise avait été importante. C’était en compagnie de Saint-Constantin en personne : il l’avait mandée pour qu’elle vienne l’aider à un transport important. C’était un transport d’esclaves… Enfin, d’anciens esclaves. Il les ramenait intentionnellement vers les îles célestes, pour qu’ils retrouvent leur liberté. C’était grâce à ses fonds personnels qu’il les avait rachetés, mais contrairement à d’autres, il n’abusait pas de ses privilèges. La bonté de cet homme était sans limites.

_____________________

- Navire en vue.
- Bien.

La voix froide de l’homme résonna.

- Doit-on intervenir ?

Un sourire froid se dessina le long de son visage tandis que deux corps se relevèrent de leurs cercueils, entourés d’une forme d’aura jaune qui semblait prendre le contrôle sur eux.

Bientôt, une bataille se dessinerait. Il avait enfin retrouvé sa cible.

Spoiler:

Vice-Amirale Meredith "Coeur de Héron" Helmaroc.
A l'extérieur, d'incessants bruits de bataille offraient aux deux prisonniers l'appréhension avant la libération. Il était impossible en règle général de reconnaître un camp d'un autre, mais ici la « Cœur de Héron » n'avait pas mis quelques minutes avant de reconnaître les coups habituels des canons des navires du Gouvernement Mondial, principalement le prototype G-39-R. Il suffisait donc que les ennemis ne pensent pas à venir les tuer avant de partir... Mais les bruits semblaient indiquer qu'ils étaient en sous-nombre. Quelques hurlements indiquèrent que des combats s'écourtaient rapidement, et brusquement la porte de leur cabine s'ouvrit.

Un des mercenaires qui montait la garde venait d'entrer. Ses yeux étaient injectés de sang, et quelques larmes de rage avaient coulé le long de ses joues. Il avait reçu un dernier ordre, et il s'avança, passant devant le bocal qui contenait les yeux de la Helmaroc.

- Votre chance a tourné, les...

Une lame transperça son corps qui tomba en avant tandis que la personne qui venait de le tuer retirait son arme.


Contre-Amirale Gozen Tazahoka
C'était la Contre-Amirale Gozen Tazahoka. Son yukata était déjà tâché du sang des multiples ennemis qu'elle avait vaincus. Son regard était déterminé, mais il se figea quand elle ouvrit les volets de la pièce et posa son regard sur le corps de la Helmaroc. Des larmes s'accumulèrent le long de ses joues tandis qu'elle se jeta sur la jeune femme, retenant ses hurlements.

- Go...zen, marmonna la jeune femme dont les yeux avaient été pris à force de résister à toutes les questions qu'on lui avait posées... à se demander pourquoi elle était encore vivante maintenant.
- Je vais vous libérer, la clef, je...

Elle avait du mal à penser. Elle était entraînée à tout type de situation, mais cette vue était horrifiante, tout autant que celle du corps de Sakuga qui n'avait certes pas été amputé, mais qui présentait les symptômes de la déshydratation. Elle déglutit, et se tourna vers la porte en ordonnant d'un ton sec :

- Trouvez la clef.

Les deux présences ne répondirent pas et s'éloignèrent, puis bientôt elles revinrent.


Onmis & Eva
Deux personnes livides comme la lune s'avancèrent dans la pièce, leurs corps mutilés et le regard inquiet. Ils s'avancèrent en direction de Sakuga qui pourrait alors les connaître. Il s'agissait de ses deux amis d'enfance, ou du moins de ce qu'il en restait. Une lueur s'était éteinte en eux, comme s'ils avaient perdu la vie, comme s'ils n'étaient plus que deux âmes errantes à la recherche du salut. Le premier, sur ordre de la Contre-Amirale, vint d'abord libérer silencieusement la Vice-Amirale. La seconde s'approcha de l'ange, et sa main glaciale toucha le torse de la personne enchaînée, plongeant son regard presque vitreux dans celui du Keigo.

- Colonel Keigo, nous allons évacuer, fit la Contre-Amirale après s'être pincée les lèvres. Pouvez-vous marcher ?

Il avait été maintenu en vie ces derniers jours de sorte à ce qu'il ait assez de force pour parler. S'il mettrait quelques secondes à marcher à nouveau, il pourrait sentir que son déséquilibre venait de disparaître.

Onmis & Eva
L’histoire s’écrivait dans cette cale d’un navire sordide qui transportait des marines déchus sur le Nouveau Monde. Aux abords des premières îles, prenant la direction d’une île de la Triade, l’affrontement battait son plein tandis que l’important se déroulait hors du regard des plus puissants acteurs de cette bataille épique. Les deux regards morts des amis de Sakuga s’étaient posés sur ce dernier, tandis que la Contre-Amirale commençait à évacuer la cale en tenant sur son épaule, larmes aux yeux, celle qui l’avait tirée vers le haut durant tant d’années.

- Je vais la sauver, je vais la sauver, marmonna-t-elle alors que l’aveugle n’avait plus pour avancer que quatre de ses cinq sens, et que la force dans ses jambes était maigre comparée à celle que Sakuga avait encore.

Et alors qu’elles quittaient la pièce, les deux amis de Sakuga se tournaient mécaniquement vers celui-ci. La lueur dans leur regard, la fatigue intense qu’ils ressentaient, la peur qui avait rendu leur apparence livide en s’approchant de cette pièce, tout se cumulait tandis qu’ils vérifiaient méthodiquement que la personne pour qui ils étaient venus continuait de vivre, de survivre… Et alors que les bruits qui sortaient de la voix leur indiquèrent de prendre le bocal qui se trouvait auparavant devant Meredith et à présent sur leur passage, ils entendirent les paroles du garçon qui tenait dans ses bras la jeune Eva. Son sang ne fit qu’un tour, et brusquement des larmes coulèrent le long de ses joues tandis qu’elle prenait dans ses mains le visage de Sakuga.

- Tu es vivant. Tu es vivant, ne t’excuse jamais d’exister. On va te ramener avec nous. Sakuga, n’abandonne pas. N’abandonne pas !

Elle l’ordonnait, elle le commandait de toutes ses forces tandis que son corps mutilé prouvait toutes les épreuves qu’elle avait traversées pour retrouver cette enveloppe brisée. Toutes ces journées interminables, ces nuits sans sommeil, passées à chercher ce garçon. Onmis acquiesça silencieusement, sans trouver des mots trop durs à prononcer alors que la vie de son ami d'enfance encore sur le fil du rasoir. Il fallait fuir, sortir de cette pièce, passer devant d’autres pièces à moitié ouvertes où des cadavres créés par les rencontres entre Gozen et des membres de la Triade jonchaient les sols. Dans l’une d’entre elles se trouvaient de nombreuses armes, et l’éclat de la lame de Sakuga attirerait peut-être son regard. Aurait-il la force de la demander, alors même que ses amis étaient concentrés sur le fait de le sortir d’ici, n’ayant aucune considération pour ses affaires ?


Betelgeuse Qing, Ante Dragonovich

- Tu vas crever ! Hurla Betelgeuse.

La cheffe des mercenaires de la Triade avait un seul objectif : en finir avec l’opposant devant elle, l’une des grandes pontes du Constantinisme, Ante Dragonovich. Trois ombres au tableau étaient en train d’affronter et de décimer une partie de son équipage. Elle-même peinait à garder l’allure en raison du trop grand nombre d’ennemis qui se relevait inlassablement, alors même qu’on leur semblait leur arracher le cœur ou qu’on leur brisait la nuque. C’était impossible de comprendre ce qui se déroulait ici-bas, sans comprendre l’homme qui se trouvait en face d’elle.

La jeune femme avait dû utiliser sa forme hybride pour tenir la distance, alors même qu’elle se savait plus forte au corps à corps que cet adversaire. D’un coup de la paume, il déviait habilement les coups de pieds de Betelgeuse, et d’un autre il la repoussait en menaçant de lui briser les côtes. Leurs arts martiaux se ressemblaient presque. Ils allaient chercher les points faibles de leurs adversaires, même si en réalité ce jeu de paumes ouvertes était impitoyable en terme de puissance brute.

- On dirait qu’il te faut plus d’entraînement, criminelle.

A quoi bon lui donner le bénéfice d’un nom ? Seuls les honorables opposants avaient le droit d’en avoir un. Les cadavres qu’il récupérait étaient parfois déchus de leur droit de porter un son distinctif. Un nouveau coup de la paume projeta la jeune femme du navire des marines jusqu’au niveau de la cale du sien. Elle entra dans la cellule du Keigo sans le remarquer et s’élança au-dessus, brisant le pont de son navire qui s’effondra dans la pièce à présent irrécupérable. Elle impulsa un mouvement en direction d’Ante, mais bientôt ce dernier avala la distance qui le séparait de l’artiste martiale et elle dut parer avec ses avant-bras pour éviter de finir dans la mer. « Il veut me pousser dans l’eau. » pensa-t-elle simplement avant de remarquer qu’autour d’elle nombre de combats étaient encore en cours.

Onmis & Eva
La dureté de la vie n’avait de cesse de se prouver face à l’insouciance de Sakuga. La prudence aurait dû être de mise, mais ses amis fatigués n’étaient pas capables de réfléchir à ces considérations-là. Il fallut bien une minute de détour pour prendre les armes de la Vice-Amirale et du Colonel, laissant la Tazahoka avancer et disparaître dans l’entrebâillement de la porte qui menait vers l’extérieur. Sur le pont, les combats étaient encore brûlants, mais à présent les navires étaient suffisamment proches pour qu’ils soient connectés, et d’ici quelques minutes les marines débarqueraient en masse chez les hors-la-lois qui n’auraient d’autre choix que de s'éloigner pour survivre.

Cela aurait été la situation idéale : contraindre les tortionnaires à la reddition ou à la fuite.

- Je suis heureux d’être là, Sakuga, fit Onmis en installant l’arme du Keigo à sa ceinture.

Il portait sur son dos les lames jumelles de la Vice-Amirale. Sa fatigue tirait ses traits déjà livides vers des cernes d'un noir épais, tout comme Eva, qui maintenait le Keigo. L’ami d’enfance de Sakuga avait pendant un long moment hésité sur les mots qu’il adresserait à son camarade, car il voulait prouver à celui-ci qu’il était toujours attaché à leur amitié. Ils avaient déjà partagé de nombreuses choses ensemble, et aujourd’hui il s’érigeait en phare vers un avenir qui ne pouvait qu’être meilleur. Cette idylle était partagée par Eva, dont la main viendrait serrer le flanc de Sakuga opposé à celui auquel elle était collée.

Leurs pâles sourires étaient autant d’invitations à la joie qu’ils pouvaient en donner, même s’ils avaient au fond envie de pleurer devant l’état pitoyable du jeune garçon. Celui-ci était encore incapable de se mouvoir seul, mais il pourrait bientôt le faire, et d’ici quelques jours il reprendrait à nouveau des habitudes d’entraînements qui musclerait à nouveau son corps.

C’était l’espoir qui s’invitait ici.

Et il ne fut jamais un espoir qui dura aussi peu de temps. Leurs pas fatigués les dirigeaient vers un âpre champ de bataille, sans un seul avertissement de prudence. Ils regagnaient le pont supérieur sur lequel des personnes s’affrontaient sans faire attention à leur entourage. Qu’aurait-il pu se produire ?

- Je vois la…

Onmis s’était tourné vers Sakuga et Eva qui pouvaient observer pendant un bref instant son sourire en apercevant le navire marine qui s’apprêtait à aborder celui des hors-la-lois. Et d’un mouvement brusque, d’une violence inouïe, la partie supérieure du corps de l’homme vola, traversant le pont et emportant avec lui les lames jumelles à la limite du bastingage. Les entrailles d’Omnis s’étaient dispersées sur le pont, et un combattant malchanceux glissa dessus et fut tué par un des soldats d’Ante. Le bas du corps, debout pendant un bref instant, tomba en direction des deux amis d’enfance. Un hurlement strident, un pleur incontrôlé et incontrôlable, sortit de la jeune femme blonde.