Le sentiment de vide habitait l’esprit effacé de Lidy Olsen. Ses cheveux bleus volaient dans le vent tandis qu’elle se dirigeait vers une énième mission, après quelques mois de convalescence. Elle avait été blessée. Elle ne savait pas comment, mais une petite église constantiniste l’avait recueillie et soignée pendant plusieurs semaines. Au fur et à mesure du temps, son esprit brumeux avait commencé à penser à nouveau, et quand ses pensées se formèrent, un sentiment de manque prit une place qui autrefois n’abritait pourtant rien. 1503. Qu’avait-elle fait cette année ? A chaque fois qu’elle essayait d’y penser, quelque chose l’empêchait de regarder dans cette direction. Elle s’habitua rapidement, et le doute disparut. Elle avait existé, et c’était tout ce dont elle avait besoin de savoir. Tant qu’elle n’était pas confrontée à cette absence de souvenirs, Lidy Olsen ne s’approcherait pas de la vérité.

Ses pas la menèrent bientôt dans l’un des restaurants qui jonchaient les rues de cette ville dont elle n’avait pas réellement pris conscience. Plusieurs années plus tard, elle ne noterait plus pour elle-même que cette journée se serait déroulée sur Logue Town. L’automne s’était installé, mais l’absence d’arbres dans la ville ne permettait pas de comprendre le changement de saison. Les mains de la jeune femme vinrent tenir pendant quelques instants ses hanches maigrichonnes, et elle se décida à entrer après un moment d’hésitation.

Le restaurant était assez grand : des lumières tamisaient le plafond, et une ambiance chic régnait ici. Lidy avait connu ce genre d’endroits un peu partout dans le monde. A cette époque, la franchise « Bright Dinner » était en pleine expansion, mais s’écroulerait sûrement à cause de la destruction de plusieurs de leurs bâtiments : un à Powder Island, un à Logue Town, un à Shabaody… Toujours lié à des explosions, étrangement.

- Montrez-moi vos vins les plus spiritueux, dit-elle au garçon qui venait pour lui demander sa réservation.

Il acquiesça et l’amena jusqu’à ce qui semblait être le carré VIP, caché derrière un épais rideau rouge. Elle y vit une porte et la franchit par réflexe, se dirigeant de plus en plus dans la pénombre. Bientôt, des escaliers de pierres en colimaçon la menèrent vers une salle où des tables de jeux, ainsi que quelques endroits pour boire et manger, étaient en effervescence. On aurait du mal à croire qu’il s’agissait d’un lieu d’échange du milieu underground. Lidy soupira et se dirigea d’un air faussement sûr vers l’une des machines à sous. Elle y joua quelques pièces avant de se désintéresser de l’appareil, malgré les quelques gains qu’elle obtenait.

- Ce n’est pas ici que vous allez trouver ce que vous cherchez, ferait un homme en costume-cravate en arrivant à ses côtés.
- Je ne cherche rien… Enfin, je cherche ce « rien » en question.

Elle sembla énigmatique mais abandonna rapidement une quelconque tentative d’explications. Ouvrant la bouche plusieurs fois et la refermant, Lidy eut une expression ridicule, une de celles qu’elle n’avait que très rarement : celle d’un poisson rouge dans son bocal. Avec quelques essais supplémentaires, elle réussit finalement à formuler sa pensée :

- Je peux vous donner des informations si vous m’en donnez aussi. Qu’en dîtes vous ?

Il n’y avait aucun changement dans l’attitude de l’individu en face d’elle quand elle affirma qu’elle pouvait lui communiquer des informations. Bien sûr, il ne savait pas ce qu’un petit bout de femme comme elle pouvait faire, et elle-même doutait d’être réellement utile, mais une pensée le traversait depuis quelques minutes déjà : « Je dois retrouver Véronica. ». Cette femme était une énigme, une de celles qui hantait ses jours et ses nuits alors même qu’il n’en avait croisé qu’à peine plus que sa silhouette. Elle l’avait aidé, une fois, et à présent il comptait la retrouver. Il voulait lui témoigner son admiration, et si elle l’acceptait qu’ils apprennent à se connaître.

Cependant, il fallait encore qu’il décide d’accepter un échange quelconque et qu’il se livre. La jeune femme lisait dans son esprit comme dans un livre ouvert, et ce qu’il lui transmettait était suffisant pour elle. Cela comblait temporairement un vide, comme une dose d’adrénaline qui lui donnait un frisson.

- Je ne vois pas ce que vous pourriez me fournir comme information, dîtes-moi donc.
- … Je connais un certain nombre de personnes.
- Véronica ? Demanderait-il avec un regain d’espoir, lâchant son nom comme un souffle douloureux qui s’extirpait après être resté trop longtemps coincé au fond de sa trachée.
- Si c’est votre prix, je peux retrouver cette… Véronica. Un de mes contacts pourra sûrement m’indiquer plus de choses sur elle, ou je peux enquêter. Où l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
- A la librairie… Je…

Il rougit, mais finit par raconter l’histoire de leur rencontre. Lidy sourit avec bienveillance, un sourire vide de vie qui était là pour la politesse. Elle sentait qu’il avait quelque chose qu’elle n’avait pas, et d’une certaine manière l’émotion qu’elle expérimentait par son intermédiaire lui était désagréable. Ses yeux balayeraient devant elle, avant de voir que certaines personnes avaient commencé à s’intéresser à leur duo pour voir ce qu’ils pouvaient en tirer. Un simple regard noir suffit à les éloigner de leur objectif initial. Ainsi, après un court instant, elle put répondre à la longue histoire qui relatait pourtant une période d’à peine dix minutes dans la vie de cet homme.

- Elle vous a donc sauvé la vie, d’une certaine façon, en vous conseillant ce livre ? Et elle ne travaille pas là-bas ? J’imagine que vous n’avez pas demandé aux employés pour ne pas paraître être un dangereux personnage ?

« Et un psychopathe au passage » se dirait la bleue alors que l’homme acquiesçait. Il avait au moins la décence qui manquait à certains. Retrouver Vérinoca n’était pas un grand problème, c’était obtenir l’information qu’elle voulait qui le serait. Se tenant le menton, elle finirait par dire :

- L’information que je veux en échange concerne une certaine île. Je vous en parlerai plus tard, mais est-ce que vous pensez pouvoir me donner des informations sur les îles d’East Blue ?
- C’est mon rayon ! Se vanterait-il.

Et c’était vrai. Ses pensées se vantaient pour lui-même, et il n’était pas loin d’être une encyclopédie sur cette mer. Décidant finalement d’accompagner Lidy, il se présenta à cette dernière : Arlo Bridge. Elle lui sourit, amusée de ce faux nom, mais elle-même se fit appeler Natasha. Et ce ne fut que quelques instants plus tard qu’ils quittèrent les lieux en remontant à la surface, quittant l’arrière-salle, passant le comptoir et sortant finalement du restaurant.

Lorsqu’ils furent dans la rue, la demoiselle aux cheveux bleus affichait une mine sombre, presque abattue. Elle observerait les personnes ici sans lire leurs pensées, et passerait à côté d’un ange blond, une pure beauté chimérique vêtue de teintes d’ocre et de brun. Elle se retournerait sur son passage, et admirerait un instant la jeune femme avant de presser le pas pour rejoindre « Arlo » qui ne l’attendait pas. La librairie, c’était de l’autre côté de la place, ce n’était pas loin… Lidy se retournerait une nouvelle fois dans la rue et déglutit en observant la demoiselle. Elle se mordrait la lèvre avant d’entrer dans l’enseigne.

La librairie était érigée sous une charpente en bois ancienne, dont les lignes boisées parallèles offraient une impression de profondeur au lieu. Les étagères étaient posées dans le sens des fondations du toit, et le regard de Lidy les suivit pour s’arrêter sur un ilot central. Elle se tourna vers Arlo, dont les yeux semblaient perdus dans ses propres souvenirs. Elle déglutit en voyant ce souvenir se former devant elle, observant cette Véronica au sourire étincelant qui lui tendait un livre. Elle fronçait les sourcils, en sachant pertinemment que le diable se cachait dans les détails.

Il y avait à son cou un joli collier aux couleurs émeraudes, et sa robe d’été offrait une vision de liberté. Ses yeux étaient d’un bleu céruléen. Pendant de longs instants, la Olsen ne put que se concentrer sur ce regard, happée par la profondeur et par les reflets qu’elle y distinguait, avant de sortir du souvenir sans réussir à observer autre chose. Il s’était tant concentré sur son visage que le bas de son corps n’avait pas été regardé.

- Lui, c’est un employé, ferait Arlo en pointant du doigt un librairie. Et lui…
- Je vois, interrompit la bleue. Laissez-moi interroger et mener l’enquête, je devrais pouvoir le faire sans soucis.

Son sourire de circonstances indiquait clairement qu’elle ne lui laisserait pas droit à la parole plus longtemps, et il se tut en se refermant comme une huître. Les bras croisés, il observerait d’un coin de la librairie chaque geste de Lidy, et cette dernière soupirerait simplement en comprenant sa réticence dans l’opération qui risquait de lui faire perdre sa seule piste. Ainsi, s’approchant, la future gouvernementale, dont les pensées tentaient de se concentrer sur l’objectif de son actuelle mission pour éviter de creuser le vide qui s’était installé en elle.

- Bonjour, ferait-elle au libraire en passant une main dans ses cheveux.

Soudain, elle se sentirait mal. Elle avait l’impression que ce qu’elle faisait là était mal. Elle l’avait déjà fait des centaines de fois, pourtant son expression se figea et elle eut des difficultés à réagir. Elle ferma ses lèvres : pourquoi sentait-elle qu’elle trahissait la confiance de quelqu’un à cet instant ? Le libraire sembla confus, mais répondit un « Bonjour » peu assuré.

- Je peux vous aider ? Rajouta-t-il en fronçant les sourcils, et en regardant autour de lui, au moment où Arlo esquiva son regard en se cachant.
- Ah… Oui, excusez-moi, j’ai… J’ai perdu quelque chose… Quelqu’un ? Récemment. Enfin, je… Excusez moi…

Elle semblait perdue. Le vide en elle venait soudain de s’élargir, et elle avait du mal à respirer. L’employé s’apprêtait à appeler quelqu’un, mais elle lui saisit le bras et secoua la tête. Elle ne vit pas l’ange blond entrer, et Arlo était trop concentré à l’observer pour cela.

- Excusez-moi, je… Je cherche une dénommée Véronica. Elle m’a parlé d’un livre que je devais absolument lire pour faire mon deuil, et je ne me souviens plus du titre. Est-ce que vous sauriez où je peux la trouver ?
- Oh… Véronica a perdu son mari récemment, elle est toujours en train de faire son deuil. C’est étrange, je ne me rappelle pas vous avoir déjà vu entrer, Mademoiselle… ?
- Natasha.
- Vous avez aussi perdu votre mari ?
- Oui… Enfin, non… C’était mon ami, avant tout.

Elle sentait l’angoisse monter. Elle laissa couler quelques larmes, et le libraire s’agita avant de dire :

- Oh, je vais vous chercher l’adresse de sa boutique. Vous pourrez passer la voir, je suis désolé pour votre perte.
- Je vous remercie, pleurnicherait Lidy qui tentait de regagner ses sens.