Il y a plusieurs façons de finir accroché à la branche d’un arbre par le haut du pantalon, celui-ci en train de se déchirer, au-dessus d’une meute de loups affamés qui semblent vouloir manger toute crue une enfant drapée de rouge, au regard vert et aux cheveux noirs tressés qui sortent de sa capuche sur ses épaules. Je ne sais pas qui est le plus terrorisé : Elle ou moi. Si je tombe, c’est sûr que je vais me faire bouffer. Peut-être que s’ils la bouffent, ils auront assez mangé. Non, pas possible, aussi peu de viande…
Un petit cri me sort de mes pensées, un « Miiiiuuuuu » lancé au loin, se rapprochant à toute vitesse, volant entre les branches. S’écrasant sur la gueule de l’un des loups qui se referme violemment. La pauvre créature en proie au lapin vert pigne après s’être mordu la langue. Au même moment, mon pantalon finit de défaire ses dernières coutures… et craque, me laissant m’affaler dans un buisson qui amortit ma chute. Je m’en sors avec quelques égratignures et la promesse personnelle de ne plus jamais me téléporter entre deux îles avec juste une photo un peu floue comme point de référence. Résultat, je suis tombé dans une forêt, me rattrapant de justesse à un arbre… Enfin, l’arbre me rattrapant de justesse plutôt.
Les loups se retournent contre mon compagnon de voyage et prennent une posture d’attaque. La petite fille, tétanisée, n’ose pas bouger. Je me sors du buisson, regardant si Miu a besoin d’aide mais il semble mieux s’en sortir que moi. S’il est venu, c’est parce qu’il a entendu la jeune fille pleurer. Il ne partira pas tant qu’on ne l’aura pas sauvé. C’est clair et net. Un des loups brise le cercle qui s’est formé et se jette sur lui, se heurtant au sol alors que le lapin s’élance dans les airs et déploie ses oreilles, attrapant un faible courant aérien qui le projette sur une branche.
Les bêtes s’amoncèlent autour du tronc de l’arbre, oubliant leur proie et s’occupant d’abord de la menace qui les persécute. Je regarde la petite fille, elle semble saisir l’occasion et finit par bouger. Enfin, gesticuler, s’affaler par terre, se relever… Attirer à nouveau l’attention des bêtes sauvages à cause de toute sa cacophonie, mélange de bruits de feuilles mortes écrasées par des mocassins et de petits cris de douleur aigus.
Je me couvre le regard par dépit, elle n’a pas l’air très débrouillarde. Ses mains semblent chercher quelque chose au sol, elle tourne le dos aux bêtes qui reconcentrent leur attention sur elle. Miu, malgré ses nombreux petits cris d’énervement, ne réussit pas à les attirer encore vers lui. Ils avancent, la pauvre jeune fille tire quelque chose du sol…
Et au bout de cinq ou six secondes, les loups se retournent vers moi. Qu’est-ce que… Elle a sorti quoi ? Miu s’est tout à coup éloigné, sautant sur la branche d’un autre arbre et a repris son souffle. La petite fille drapée de rouge me lance un sourire désolé et commence à courir, laissant derrière elle une boule d’où s’échappe un gaz à peine visible par terre, à l’emplacement où elle se trouvait… et ma petite personne dans une situation désespérée. Les animaux semblent sentir une odeur que je ne peux pas percevoir. La garce, elle m’a piégé !
Il suffit cependant de quelques secondes et les bêtes sauvages finissent par s’enfuir dans la direction opposée à la petite fille, passant à côté de moi sans faire attention. Je ne sais pas si elle avait prévu le coup, mais elle nous a sauvé tous les deux. Enfin, si elle ne s’est pas encore plus mise dans la mouise en s’enfuyant. Miu saute de son arbre et s’élance dans les airs dans la direction de l’énergumène, je décide de le suivre malgré mon envie de me téléporter hors de l’île et de massacrer la personne qui m’a donné cette photo trop floue – que j’avais d’ailleurs égarée en tombant du ciel.
Quelques minutes me suffisent pour la rejoindre en courant, Miu m’ayant précédé de peu. Elle a encore trébuché. Je retiens un rire moqueur – plus dû à mon envie de vengeance impossible sur une petite fille qu’à une réelle moquerie. La gamine pleure alors comme pour marquer son désarroi face à la situation. Enfin, je ne sais pas, je ne suis pas elle.
« - Arrête de pleurer, je sais pas comment on fait, Miu, éteint-la s’il-te-plaît ! »
Je lance ça avec une certaine confusion. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle veut ou pas… Je décide de la regarder droit dans les yeux, la relevant à l’aide de ma force spectaculaire… Bon, d’accord, c’est un poids plume et alors ? Après lui avoir lancé mon plus charmant sourire, j’insiste pour qu’on trouve un chemin pour sortir de la forêt et se séparer le plus tôt possible – bien que je ne le dise pas.
« - T’es vilain, dit-elle en s’essuyant les larmes, commentant soit mon physique, soit ma personnalité, ce qui dans les deux cas n’était pas très reluisant. »
Miu, lui, semble trouver la situation très amusante et rit de bon cœur – un petit son distinctif des autres qu’il produit généralement. Je rougis, cette situation a quelque chose d’un peu humiliant pour moi, mais comme on est que trois ici, l’impact n’est pas très important. Je veux lui répondre une insulte aussi enfantine que la sienne mais je laisse tomber.
« - Je m’appelle Erwin, tu t’appelles comment ?
- On dirait un nom de chien…, lance-t-elle avec un sourire narquois, bien vite remise de ses émotions. J’ai un nom beaucoup plus élégant, je m’appelle Lily. »
Le nom d’un… Elle risque de finir deux-cent mètres dans les airs celle-ci ! Je la regarde avec un sourire supérieur et me retourne, me dirigeant dans la direction vers laquelle elle allait avant de trébucher. Enfin… c’était par où déjà ? Miu m’atterrit sur l’épaule et me tire la joue vers la jeune fille, m’obligeant à la voir galérer à se relever. Qu’est-ce qu’elle a ?
« - ‘me suis foulée la cheville, m'avoue-t-elle comme si mes pensées avaient été claires comme de l’eau de roche.
- Et qu’est-ce que tu fais ici ? Je lui lance de manière totalement inopinée suite à son insulte ‘de trop’ ».
Elle me regarde avec des éclairs dans les yeux, l’envie de m’attraper à la gorge certainement. Cette petite peste semble simplement en avoir après le monde entier et l’aider est le dernier de mes soucis. Si ce n’était que moi, je ne serais pas resté une minute de plus – bon, j’aurais trouvé des secours pour lui venir en aide malgré tout, je crois – mais Miu était d’avis de la protéger, toujours aussi tendre avec les enfants ce petit lapin sans-cœur avec moi.
La gamine semble ne pas avoir envie de m’en dire plus, je me retourne alors malgré les protestations de Miu et elle commence à raconter son histoire.
« - J’ai fui de chez moi ! Il y a quelques jours mon papa est parti en mer et il m’a laissé toute seule avec ma belle-mère, cette sorcière… J’ai décidé de lui mettre des fourmis dans son oreiller pour me venger, elle l’a mal pris du coup je suis parti… Et je me suis perdue, j’étais jamais parti si loin, papa voulait pas. »
En fait, sa belle-mère était exécrable, et comme la gamine était exécrable aussi, ça ne pouvait pas fonctionner. Je soupire, ça doit faire plusieurs jours que les habitants de son village sont à sa recherche, mais c’est une jeune fille rusée, pleine de ressources, elle pourrait les fuir des semaines durant… Jusqu’à ce qu’une meute de loup l’attaque et qu’elle éparpille ses ressources sur le sol. Prendre quelques objets en cas d’autodéfense était bien pensé. Pour une enfant, elle est vachement intelligente.
J’acquiesce à son histoire, ne sachant pas trop quoi dire, je ne suis pas doué avec les enfants, en réalité je n’ai jamais eu trop affaire à eux. Je prends le temps de réfléchir à la situation. Sortir de la forêt n’est pas compliqué avec le pouvoir de mon fruit, mais si son père n’est pas rentré quand on aura atteint le village, il faudra s’expliquer directement avec sa belle-mère. Si elle est aussi diabolique qu’elle en a l’air, je regrette déjà de penser à la ramener. Sinon, je pourrais aussi la déposer au village et m’éclipser le plus vite possible… Non, non, non ! Je ne peux pas, Miu me ferait la gueule sinon.
C’est bête mais ce petit lapin à l’espèce indéterminée contrôle sans le vouloir la plupart de mes pensées, je fais à peu près tout pour qu’il soit content. Il est mon seul compagnon de route. Et puis, on se connait depuis un bout de temps aussi ! Je souris à celui-ci qui me répond avec de grands yeux globuleux vides qui me font passer pour un idiot auprès de la petite fille. Rougissant, je maudis la bestiole et commence à me diriger, vexé, aléatoirement dans la forêt. Cependant je reviens bien vite sur mes pas. J’annonce, tout en m’accroupissant, le dos présenté de telle sorte qu'elle pouvait monter dessus sans trop d'efforts :
« - Je vais te porter. »
Elle ne dit pas un mot. Pas un remerciement, pas une protestation. Je sens son poids plume se hisser sur moi, ses bras frêles entourer mon cou et sa tête lourde de fatigue se relaxer sur mon épaule. Sa respiration se fait plus lente, jusqu'à devenir inaudible. Miu, sans un bruit, se faufile sur mon épaule libre. Les seuls sons qu'on entend sont ceux de la forêt, le bruissement des feuilles par le vent, et tout le tralala habituel. C'est toujours aussi relaxant. Je prends une inspiration et regarde le ciel. Je disparais du sol pour arriver dans la direction vers laquelle je regardais. Il y a une vue splendide. On peut apercevoir au loin un petit village qui longe la côte, à peine distinguable derrière les arbres. Plein sud ! C'est notre nouvelle destination. Fermant les yeux avec l'image en tête, je nous laisse tomber quelques secondes... Pour finalement disparaître et apparaître une dizaine de kilomètres plus loin au-dessus du port, le bruit des mouettes envahissant mes oreilles. Des poissonnières hurlent que la pêche a été bonne et que leurs produits frais sont les meilleurs du marché. Je souris en voyant la surprise dans leurs regards lorsqu'elles me voient apparaître tel un fantôme au-dessus d'elles. D'un geste de la main, je les salue. Puis je me téléporte sur le toit d'une maison quelconque pour avoir un appui.
Pendant quelques minutes, je m'assois sur le toit et contemple la mer. Elle est miroitante, d'un bleu presque translucide. Les éclats de lumières dus au soleil rendent la vue merveilleuse, féerique. Je souris. Miu se pose à côté de moi et observe le visage endormi de la demoiselle. Elle ouvre les yeux au fur et à mesure tout en gigotant sur mon dos, m'obligeant à la poser. Ses premiers mots sont « Ouaaaah ! » puis « Merde. ». On est rentré. C'est l'heure de se prendre un bon petit savon. Je lui souris aimablement et elle me le rend avec une grimace qui redouble ma bonne humeur. Elle a été abjecte avec moi, c'est l'heure de payer. Alors que nous profitons de la vue, une femme drapée de gris s'avance au bas de la maison en hurlant :
« - Liliane ! Liliane ! »
Lilly, de son vrai nom Liliane, réagit en redressant les épaules, serrant la mâchoire et détournant la tête comme si elle n'a rien entendu... Mauvais choix, la femme se met à grimper les escaliers à l'intérieur de la maison et essaye d'accéder au toit par la terrasse. Elle dépose son chaperon gris et entame de grimper par la gouttière. Inquiet autant pour l'édifice que pour l'amatrice en escalade, je lui tends la main et l'aide à grimper. Et c'est alors que la réprimande commence :
« - Est-ce que tu vas bien ? Tu ne te rends pas compte à quel point j’ai eu peur de t’avoir perdu ! Viens, rentre dans la maison, je vais te préparer quelque chose à manger. »
Alors qu'elle finit sa phrase, le ventre de Liliane gargouille et elle rougit, se dépêchant de descendre la gouttière pour ne pas avoir à faire à sa belle-mère. Apparemment, cette maison leur appartient. Quelle drôle de coïncidence ! La marâtre se tourne vers moi et je peux observer son visage, ravagé par les cernes qu'elle a accumulé ces derniers jours. Elle a essayé de les cacher avec un peu de maquillage mais elle ne peut rien y faire à un tel point. Cette nuit, elle pourra dormir sur ses deux oreilles en sachant que sa fille est revenue à la maison. Je lui adresse un sourire et elle me le rend timidement.
« - Je crois que c'est à vous que je dois la vie de ma petite-fille... Je me présente, je m’appelle Georgia. Vous savez, depuis qu'elle a perdu sa mère, elle est inconsolable. J'essaye d'honorer le plus possible sa mémoire et de lui laisser une place dans mon foyer, mais c'est difficile... Mon mari va revenir de la pêche dans quelques heures, d'ici là voulez-vous partager un repas avec nous ? Par ailleurs, si vous voulez rester cette nuit, vous pouvez dormir dans notre chambre d'ami... Je vous prie d'accepter ma reconnaissance. »
J'acquiesce d'un signe de la tête, prudemment. Elle a parlé d'une voix douce et l'image de la méchante belle-mère s'est effacée avec cette tirade. En plus de cela, j'ai gagné un repas chaud et une chambre pour la nuit ! Miu s'agite, heureux du butin de la journée, et la femme de la maison lui caresse la tête avec un sourire amusé. Suite à cela, elle descend rapidement du toit avec mon aide et s'assure que sa fille est toujours là. Elle commence le repas tout en faisant chauffer l'eau pour le bain et indique qu'il faudra obligatoirement y passer avant de manger dans cette maison. C'est sûrement ce genre de petites contraintes qui la rendent diabolique pour la jeune fille en pleine puberté.
Je laisse la jeune Lilly passer en première. Malgré ce qu’elle marmonne, elle semble heureuse de pouvoir se détendre dans un bon bain chaud. Lorsqu’elle en sort, ses joues sont rouges comme des tomates bien mûres et elle affiche un petit sourire satisfait qui me met de meilleure humeur que je ne le suis déjà. Je lui passe une main dans les cheveux, les lui ébouriffant, et part changer l’eau de la baignoire avant de la faire chauffer à mon tour. Pour passer le temps, je regarde les photos sur les murs et au-dessus de la cheminée. Il n’y en a pas beaucoup, mais le visage d’une femme qui ressemble trait pour trait à Lilly est présent un peu partout, un regard bienveillant porté sur sa famille.
L’eau chauffe rapidement et je me déshabille en entrant dans la salle de bain pour y pénétrer, profitant de la chaleur tant qu’elle s'y trouve. Le système pour maintenir la température semble ingénieux, une combinaison entre la force centrifuge et la force hydraulique. Je n’y comprend pas grand-chose, mais je suis toujours impressionné quand ça parle technique. Miu me rejoint rapidement et nous pouvons alors nous décrasser. C’est si bon ! Contrairement à mon compagnon qui prend ça pour une corvée, je suis aux anges.
Lorsque je suis enfin prêt à sortir de l’eau, Miu a décampé depuis longtemps. Je prend une serviette et m’essuie assez bien pour qu’il ne reste presque plus d’eau sur mon corps, puis j’emprunte quelques habits qui appartiennent certainement au père de Lilly, un peu trop grands pour moi, et me dirige dans la salle à manger. Les deux femmes de la maison sont déjà à table et ont entamé le repas. Après m’être excusé et les avoir remercié un peu plus pour leur hospitalité, je prend place et entame mon repas. C’est bon. Délicieux même. La soirée est animé, contre toute attente. Georgia sait mettre l’ambiance et arrive même à faire parler Lilly. Elle lui demande quel genre d’aventures extraordinaires s’est déroulé pendant son absence, et les yeux de la jeune aventurière brillent en parlant des loups sauvages, des falaises abruptes et des forêts sans fins.
La nuit arrive vite, et chacun de nous va dormir dans un lit bien douillet préparé avec soin et attention par la maîtresse des lieux. Je suis heureux. Ce calme me plait. C’est ce genre de choses que j’aurais aimé recherché, mais mon sang bouillonne sans cesse à l’idée des prochaines aventures que je pourrais vivre. Alors le lendemain matin, quand son père arriverait, je partirai loin d’ici. Peut-être dirai-je ‘Au revoir’. Peut-être pas. Mais j’avais accompli ma ‘mission’, à présent je dois poursuivre mon exploration et faire de plus en plus de découvertes sur les Blues. C’est pour ça que je suis venu après tout.
Soleil lumineux, rideaux tirés, draps à moitié enlevés du lit, belle-mère en train de chantonner tout en rangeant des tiroirs déjà rangés… Il doit être au moins midi vu la position du soleil, et je baille à m’en décrocher la mâchoire.
« - Je ne t’ai pas réveillé, j’espère ! Lance-t-elle sur un ton innocent, une auréole au-dessus de la tête – métaphoriquement. »
« Démone » je pense en me levant. Elle a préparé mes affaires sur le pied du lit et dès qu’elle est sûre que je ne vais pas me rendormir, elle quitte la chambre pour me laisser m’habiller avec mes propres vêtements. Descendant en bas, je vois un homme à la barbe omniprésente sur le visage en train de discuter avec les deux femmes de la maison. C’est l’homme sur les photos, le père. Dès qu’il me voit, il s’élance vers moi, me prend dans ses bras et me hisse au-dessus du sol.
« - Merci d’avoir sauvé ma fille ! J’étais parti en mer pendant un bout de temps, si j’avais su… Oh, merci beaucoup ! »
Il était… parti en mer ? C’est-à-dire qu’il n’était même pas au courant qu’elle avait disparu ? Et il me remercie d’une manière si chaleureuse… C’est incroyablement gênant. Et pourtant, cette douce atmosphère me plaît. Lilly sourie en fixant son père tandis que Georgia porte un regard tendre sur celui avec qui elle a promis de partager sa vie. Happy Ending.