Certains disaient souvent qu’une vie toute entière ne pourrait jamais suffire à un individu pour que ce dernier comprenne le monde qui l’entourait, et peut-être était-ce finalement vrai pour certains occupants de ce monde moins aidés intellectuellement. Certains autres individus, sans doute un peu plus sûrs d’eux, pensaient avoir déjà fait le tour et semblaient blasés de cette vie bien plus tôt que des gens de leur âge n’auraient dû l’être ce qui ne faisait que marquer leur vie du sceau de la tristesse et de la monotonie. Pendant un moment le jeune homme dont je vais vous parler fut absolument certain de connaître le fonctionnement de ce monde sur le bout des doigts, un savant mélange de blanc et de noir entre les tyrans et les tyrannisés, le simple reflet de sa vision simpliste et tronquée des choses.
Mais comme les choses ne se passaient jamais comme prévues, certains obstacles finirent par barrer la route du jeune bretteur qui, pour s’en sortir, dût mettre la main à la patte et faire bon nombre de choses dont il n’était ni fier ni heureux. Il avait été emporté, bien malgré lui, dans une tempête qu’il peinait à comprendre et qui lui était impossible à maîtriser, ses repères avaient été aux quatre vent en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire et, au jour d’aujourd’hui, il tentait de réassembler le puzzle qu’était devenue sa vie. Une pièce à la fois.
Durant son existence tout lui avait semblé toujours si simple et clair, d’un côté il y avait les gens qui avaient besoin de l’aide et de l’autre côté il se trouvait là, prêt à leur tendre cette main manquante pour les extirper en dehors de cette purée de pois noirâtre qu’était devenue leur vie. Beaucoup d’entre eux ignoraient qu’ils avaient besoin d’aide jusqu’à ce que le jeune bretteur le leur propose, étant trop embourbés dans les ténèbres pour voir au-delà de leur propre malheur, mais en général ils finissaient tous par accepter cette main salvatrice non sans qu’une expression de soulagement vienne éclairer leurs visages. Ce n’était pas par une vaine recherche de reconnaissance que la main du jeune bretteur se dirigeait vers les nécessiteux, ce n’était pas un narcissisme ou une quelconque collecte de faveurs qui animait le cœur de ce jeune homme : il ne faisait qu’aider pour le simple plaisir d’aider.
Difficile à croire, non ? Mais c’était bien la seule et unique vérité, nue, sans artifice. Il aidait parce qu’il le pouvait, il aidait parce qu’il le voulait, il aidait parce que cela donnait un sens à sa vie et, pour couronner le tout, il aidait car cela remplissait son cœur de joie et de fierté que de se savoir utile pour une partie des gens qui peuplaient ce monde. Il n’en avait que faire de s’attirer les faveurs des puissants, des riches et des forts, eux n’avaient pas besoin de son aide, eux avaient déjà tout ce qu’il leur fallait et bien plus encore. Les malchanceux, les persécutés, les pauvres, les affamés, les désespérés, les sans-abris : ces personnes-là désiraient et méritaient son aide !
Mais récemment, quelques jours plus tôt pour être précis, le bretteur appris que cela pouvait être gratifiant de se trouver dans les petits papiers d’individus puissants et dignes de respect. Par la force des choses, sans doute à force de s’illustrer sur certains théâtres d’opération comme Graou Island, Time End et Alabasta, le jeune maudit avait attiré l’attention de l’un des quatre empereurs de ce monde dont la réputation n’était plus à faire. Je ne m’étendrais pas sur la surprise que cela provoqua chez le jeune homme, lui qui ignorait jusqu’à l’existence de tels empereurs, mais au final cette nouvelle confiance gagnée le poussa à défendre l’île sur laquelle résidait son hôte contre les envahisseurs venus lui dérober l’un de ses bien les plus précieux. Il s’en était sorti vivant, grandi, et avait gagné un allié de poids. Alors pourquoi n’arrivait-il pas à trouver le sommeil, aujourd’hui ?
Il commençait à peine à sortir la tête de l’eau et à voir que, au beau milieu de cette souffrance et ce malheur il pouvait encore sourire à la vie car celle-ci lui permettait de rencontrer des gens formidables, il commençait à sentir le soleil caresser son doux visage alors pourquoi avait-il perdu le sommeil depuis son retour de Wanokuni ? Pendant des années son sommeil avait été réparateur, rempli de souvenirs joyeux et pour la plupart factices, mais depuis qu’il avait quitté l’île de cet empereur ses nuits avaient été tourmentées par des visions de ses échecs et de la souffrance qu’il avait été incapable de contenir.
Subitement il eut la force d’extraire sa conscience de ses sombres visions et se releva en sueur au beau milieu de la nuit, les yeux écarquillés et braqués devant lui comme s’il fixait quelque chose juste devant son nez mais pourtant déjà si loin, sa poitrine se gonflant et s’affaissant au rythme de sa respiration rapide. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi son esprit choisissait-il de lui jouer des tours ? Il balaya sa petite chambre de son regard – le feu brûlant dans ses yeux ne ressemblait plus qu’à un amas de faibles braises sur le point de s’éteindre – comme s’il s’attendait à trouver une réponse qui ne vint jamais.
Douter était une bonne chose, se remettre en question se révélait être la base pour qu’un individu puisse continuer à évoluer et avancer, mais ici ce doute s’était transformé en un poison qui circulait dans ses veines jusqu’à atteindre son cerveau et les moindres recoins de son esprit. La violence qui avait été son quotidien depuis quelques mois ne l’avait jamais empêché de dormir alors pourquoi était-ce un problème seulement maintenant ? Encore une question dont il n’aurait pas la réponse.
Pivotant sur le côté de lit après avoir rejeté négligemment les draps d’un revers de la main, il laissa le froid contact du sol avec sa peau nu remonter le long de sa colonne vertébrale en une vague de fraîcheur qui vint – en partie – calmer sa peau qui semblait en feu.
Abaissant le regard vers ses mains fermes et calleuses – résultat des années de maniement du sabre – le jeune homme remonta ses mains jusqu’à les engouffrer dans sa chevelure avant de se demander, dans un soupir :
« Mais qu’est-ce qui m’arrive ? »
Pas d’Erwin, pas de Suki ni de Nakata pour lui apporter les réponses qu’il désirait ardemment, il était tout seul avec son esprit tourmenté.
« Vous changez, jeune maître. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. »
Cela faisait plusieurs semaines, peut-être même lors de sa période à Shabaody, que le jeune homme n’avait pas entendu cette voix étrangement familière raisonner dans sa tête et, sans vraiment s’en rendre compte, ce ne fut pas de la surprise mais du soulagement qui s’empara de lui et apaisa son cœur qui battait la chamade. L’ancien candide avait arrêté de se demander pourquoi son ange gardien ne se présentait à lui que ponctuellement, peut-être choisissait-il de le faire quand il savait que rien ni personne d’autre ne pourrait l’aider.
Mais Kyoshiro s’en fichait, il était simplement content d’entendre une voix familière – étrangement proche de la sienne, mais simplement un peu plus rauque – pour l’accompagner dans cette épreuve.
« C’est un changement dont je me passerais bien, je dois t’avouer, je n’arrive même plus à dormir correctement. Mais d’ailleurs, pourquoi est-ce que tu m’appelles toujours jeune maître ? Je ne suis maître de rien, même pas de mon esprit. »
D’ordinaire le jeune homme s’efforçait toujours de vouvoyer les personnes avec qui il n’était pas proche ou pour qui il avait du respect, cela faisait partie de son éducation sans doute, mais aujourd’hui il se surprenait à se rendre compte qu’il avait toujours tutoyé cette voix dans sa tête comme si c’était un ami de longue date ou un frère retrouvé. Exception faite de leur toute première rencontre, effet de surprise oblige, il s’était très rapidement fait à cette présence dans sa tête alors que beaucoup l’auraient taxé de folie. Peut-être était-il simplement plus ouvert d’esprit à l’idée que quelqu’un d’autre partage son corps, ce serait la conclusion la plus simple, mais la vérité était qu’il s’était senti soulagé de ne plus se sentir seul.
« Vous êtes le maître de ce corps, ce n’est déjà pas si mal. »
En caleçon, penché au bord de son lit, les mains jointes sur ses genoux pour essayer d’effacer les dernières bribes de ces douloureux souvenirs qui faisaient trembler son corps. Fermant les yeux pour essayer de faire paix dans son esprit il ne sentit subitement plus le froid qui parcourais si corps ni la légère odeur de transpiration qui embaumait l’air quelques instants auparavant. Rouvrant les yeux pour lever le voile sur ce mystère, ce fut en posant les yeux sur les ténèbres qui l’entouraient qu’il sut instinctivement où il se trouvait : dans son propre esprit.
Difficile de se sentir familier avec cet endroit, d’une part parce qu’il n’y avait aucun détail physique auquel se raccrocher, mais surtout parce que c’était la première fois qu’il revenait ici après sa première « rencontre » avec son gardien lors de son combat sur Time End. Ici il n’y avait que les ténèbres et une mince couche de fumée qui embaumait l’air mais malgré tout cela il n’y avait aucune odeur, aucune sensation, aucune froideur qu’on attendrait d’un lieu tel que celui-ci. C’était étrange, trop étrange pour qu’il puisse développer une quelconque familiarité vis-à-vis de ce lieu, quand bien même il se trouverait dans les tréfonds de son esprit. N’était-il pas maître ce lieu ? Dans ce cas pourquoi ne pouvait-il pas modifier le décor pour y ajouter de la couleur ou des images qui pourraient égayer cette sombre pièce aux dimensions inconnues ? Encore une question de plus, bien qu’il ne soit pas certain de vouloir en connaître la réponse.
Cette fois-ci il vit clairement apparaître son double, sa copie parfaite dont la forme se dessina à travers la fumée, il n’eut pas d’effet de surprise et sut immédiatement où s’arrêter, à quelques mètres de là.
« Votre regard est différent de lors de notre dernière rencontre. »
Kyoshiro aurait voulu dire que c’était parce qu’il en avait bavé et s’était battu plus souvent qu’il ne l’aurait voulu mais à quoi bon ? Il n’était pas du genre à se plaindre et, de toute façon, son gardien savait déjà tout ça. Il ne savait pas quoi répondre à cela, pas le moins du monde mais il tint tout de même à connaître la réponse à une question qui le hantait depuis plusieurs jours :
« Est-ce que tu sais ce qui m’arrive ? Est-ce que c’est le haki qui recommence nouveau à jouer avec ma tête ? »
Le bretteur se rappelait bien de la sensation des voix martelant sa tête sans discontinuer si bien qu’il s’imaginait que le processus était en train de se produire de nouveau mais avec, cette fois, une mise en œuvre un peu plus visuelle. De l’autre côté du miroir le reflet du jeune bretteur fronça légèrement les sourcils en une moue réfléchie qui ne tint que le temps d’établir une réponse satisfaisante :
« Vous êtes susceptibles d’être en train d’accéder au stade supérieur du haki, je le ressens dans votre corps, malheureusement cette capacité latente n’est en rien liée aux visions qui vous perturbent. »
L’expression du jeune homme ne changea pas vraiment malgré la réponse de son interlocuteur. Certes il savait désormais que son haki allait atteindre un stade supérieur – stade dont il ignorait jusqu’à l’existence quelques secondes plus tôt – mais cela voulait aussi dire que ses troubles du sommeil n’étaient pas liés à cette capacité. Lui qui était d’habitude si calme et réservé montra un inhabituel signe d’impatience et lâcha :
« Alors quoi ? Qu’est-ce qui a déclenché ça ? Est-ce que ça s’arrêter un jour ? J’ai besoin de savoir, je vais finir par devenir dingue ! »
Le clone soupira de tristesse face à la détresse de celui dont il avait la charge, il savait bien que le bretteur était en train de vivre un changement crucial dans son existence mais voir les cernes creuser son visage n’avait rien de bien rassurant. Relevant ses yeux de braise dont l’intensité allait bien au-delà des braises étouffées de son interlocuteur, ce fut sur un ton paternaliste qu’il répondit :
« Vous commencez à voir la réalité de ce monde et votre esprit lutte contre cette vérité. Tout le monde passe par là mais chez vous c’est encore plus intense, car votre esprit a gardé des œillères pendant bien trop longtemps. »
Peut-être était-ce la frustration d’être traité comme un enfant découvrant le monde, peut-être était-ce l’impuissance d’être observateur du changement qui s’opérait en lui, ou bien était-ce simplement la fatigue qui l’avait mis à cran mais Kyoshiro n’apprécia guère cette réponse et sentit une bouffe de chaleur monter en lui en réponse à ses poings désormais serrés. Fronçant les sourcils en une moue désapprobatrice, les dents serrer pour juguler le poison de la colère qui ne demandait qu’à sortir, il ne put se retenir que quelques secondes avant de beugler :
« Des œillères ? Qu’est-ce que tu racontes ? Je me suis battu, j’ai vu le sang versé, j’ai lu le désespoir dans les yeux de ceux que je n’ai pas pu sauver ! J’ai vu la mort ! Où sont ces œillères ?? OÙ ???? »
Le gardien resta de marbre face à la colère de l’hôte de ce corps qui était tout à fait prévisible et compréhensible, sans doute aussi parce qu’il connaissait l’ancien candide mieux que personne et qu’il était son devoir de l’aider à traverser ce genre d’épreuve. Soupirant légèrement, comme seule réaction empathique possible, il enchaîna alors avec :
« Je savais bien qu’il faudrait passer par là, tôt ou tard. J’aurais aimé vous l’éviter mais…qu’importe. Je pourrais vous expliquer ce qui cloche chez vous, je pourrais vous dire que votre esprit tente de vous protéger d’une réalité que vous n’étiez pas prêt à accepter jusqu’à maintenant, mais des images valent tous les discours du monde.»
Alors que Kyoshiro fut sur le point de pester et d’ordonner à son gardien d’aller droit au but sans rester flou, les mots moururent dans sa bouche quand, de l’autre côté du miroir, apparut l’image d’une île qu’il n’eut aucun mal à reconnaître. Comment pouvait-il oublier son propre foyer ? Cette île n’était pas particulièrement magnifique ou luxuriante, pas particulièrement grande ni accueillante mais c’était ici que ce maudit fils de personne avait fait ses premiers pas et, de ce fait, elle porterait toujours une place dans son grand cœur.
Mais, une fois l’effet de nostalgie dissipé, le jeune homme retrouva son état d’énervement précédent et lâcha de plus belle :
« Que cherches-tu à atteindre en me montrant mon foyer ? Il n’y a rien ici qui puisse m’aider à comprendre ce que tu veux me faire voir ! Dis-moi ce que tu veux me faire comprendre, je n’ai pas le temps pour ça ! Dis-moi !!! Je n’ai pas de temps à perdre à revisiter le passé !! »
Lentement, doucement, le gardien se tourna vers Kyoshiro tout en gardant son expression impassiblement neutre sur son visage. Il savait ce qu’il faisait et où cela allait mener son hôte, il était le chef d’orchestre ici-bas et tout se passait comme il en avait décidé. Sans sourire, sans montrer d’amusement d’aucune sorte face à la manipulation à l’œuvre ici, il répondit simplement :
« Vraiment ? C’est pourtant ici que tout commence.»
Alors que le gardien pivota de nouveau pour ne montrer que son dos à l’épéiste, les nuages sur l’image se mirent à bouger et la scène prit vie. Les nuages bougèrent à un rythme anormalement rapide et, bientôt, le soleil laissa sa place à sa sœur la lune. La scène se centra sur un petit village – ou du moins ce qui s’en rapprochait le plus – et, aux abords d’une maison, émergea un petit garçon aux prunelles rougeâtres si uniques au monde. En voyant ce petit être émerger des ténèbres, fatigués après une longue marche à travers la forêt, le jeune eut une réaction mitigé car il n’avait gardé avec lui aucune photo de son enfance.
Après tout ce temps comment pouvait-il encore se souvenir de l’apparence qu’il avait l’année de ses huit ans ? Pour la première fois il posait son regard sur lui-même et ne sut comment réagir. Devait-il être amusé, perturbé ou touché par cette vision nostalgique ? Personne ici ne lui donnerait de réponse.
Le petit garçon avança jusqu’à la maison de sa famille en annonça à l’avance son retour et, d’instinct, le bretteur se souvint de ce jour. Lui et son père étaient partis en forêt pour chasser et le père n’avait ramené qu’un modeste lapin en guise de maigre pitance, ce soir encore ces deux parents et leur fils ne mangeraient pas à leur faim mais cela importait peu. Ils étaient ensemble et c’était là le principal. Comme dans ses souvenirs le jeune maudit s’attendit à voir ce garçon ouvrir la porte et partager ce maigre repas avec ses parents comme chaque soir mais le doute et la surprise caressèrent sa peau du bout de leurs longs doigts crochus lorsque la porte de la maison ne s’ouvrit pas.
Il ne se souvint pas avoir eu autant de mal à ouvrir la porte à l’époque, du peu qu’il s’en souvenait en tout cas, aussi arqua-t-il un sourcil de surprise tout en se rapprochant du mur invisible qui le séparait de la scène.
« Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que ceci ? Qu’as-tu fait ? »
Ne comprenant pas cette nouvelle scène qui se jouait sous ses yeux, l’espace d’un instant le jeune Kyoshiro crut naïvement que c’était là l’œuvre de son gardien qui jouait avec ses souvenirs pour le faire souffrir ou le faire arriver à une conclusion qu’il ne voyait pas encore. Quel était le but de tout ceci ? Pourquoi altérer ses souvenirs pourtant si heureux ? Cela lui procurait-il du plaisir de voir son poulain se questionner et souffrir de la sorte ? Le gardien ne prit même pas la peine de se tourner vers le bretteur et resta là, les bras croisés contre sa poitrine, observant la scène de l’autre côté du mur, là où son naïf hôte ne pouvait l’atteindre.
Le petit garçon, de son côté, continua à tourner la poignée de la porte avec insistance, croyant tout d’abord à un simple problème technique ou à un manque de force de sa part. Il essaya encore et encore pendant plusieurs dizaines de secondes tandis que son double adulte se rapprochait de lui, tendant la main comme s’il voulait l’aider lui-même à ouvrir la porte ou à la défoncer si besoin était.
La main du jeune homme fut arrêtée par ce mur invisible qui lui parut soudainement si froid, comme le seul obstacle entre lui et le désespoir du garçon à quelques mètres de lui.
Sans même s’en rendre compte, le jeune bretteur serra son poing contre cette vitre en sentant de la frustration monter en lui comme un poison faisait bouillir ses veines et réchauffer tout son corps à une température anormalement élevée, il aurait voulu pouvoir traverser cette vitre comme s’il passait une cascade mais l’obstacle resta parfaitement immobile.
« Ouvre-lui la porte. »
Comme s’il ne venait même pas d’entendre ces paroles, le gardien resta parfaitement silencieux, contemplant en silence les efforts fournis par ce petit garçon pour ouvrir la porte. Devant le silence et l’ignorance de son interlocuteur, le jeune bretteur se sentit encore plus frustré et haussa le ton une nouvelle fois :
« Ouvre-lui la porte ! »
Bien sûr le gardien ignora une nouvelle fois son interlocuteur mais cette fois, avant même que le jeune grognon eut l’occasion de lever le ton un cran plus haut, son double enfantin s’éloigna de la porte et décida d’aller à la fenêtre pour manifester sa présence afin que ses parents viennent lui ouvrir. Logique, non ?
Pas après pas il se rapprocha de la fenêtre et son sourire s’élargit lorsque la lumière mit en valeur les visages de ses deux géniteurs assis à table. Bien entendu tous les deux ne tardèrent pas à remarquer le petit garçon à la fenêtre et si sa mère sembla étonnamment triste et bouleversée, cela aurait été mentir que de dire qu’il en allait de même pour le père. Ce dernier, assis à table, tourna la tête et se leva lentement pour se rapprocher de la semaine, pour le plus grand soulagement de son fils qui commença à ressentir une pointe d’inquiétude pendant un court instant.
Lentement, le père traversa la distance qui le séparait de la fenêtre et, une fois à partir, posa un regard étrangement froid et distant à son fils avant de tendre la main pour attraper le rideau qu’il déploya d’un mouvement rapide et sec. Ce mouvement sec provoqua une réaction de surprise et d’incompréhension chez le bretteur de l’autre côté du mur qui, pendant quelques secondes, crut que cela n’était qu’une hallucination et que son esprit ne faisait que lui jouer quelques vicieux tours. Cela ne ressemblait à rien à ce dont il se rappelait, ça ne pouvait être qu’une pure invention et, sans vraiment s’en rendre compte, son poing s’écrasa avec force contre le mur sans le moindre effet. Le poing se leva et s’abattit de nouveau sur le mur tandis qu’il observait son double se rapprocha de la porte et commençait à tambouriner en demandant à son père et lui ouvrir cette satanée porte. Devant le manque de réponse, le bretteur sentit cette frustration se mêler à de la tristesse, du désespoir et une pointe de couleur alors qu’il cracha de nouveau :
« Ouvre-lui la porte ! Ouvre-MOI la porte ! Ouvre ! OUVRE ! »
Il aurait voulu lancer un chapelet d’insultes à l’attention de son gardien qui restait là, spectateur de son malheur, mais même maintenant il ne pouvait aller contre sa nature. Il aurait voulu attraper ses sabres à sa ceinture pour trancher ce mur mais il était désarmé, il aurait voulu lancer la plus puissante attaque de lumière pour vaporiser le mur et cette horrible scène qui se jouait devant lui mais rien n’y fit. Il était désarmé…seul et désarmé.
S’appuyant sur le mur comme s’il espérait vainement pouvoir le pousser de tout son poids, ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’il se rendit compte que des larmes perlaient le long de ses joues alors que ses yeux ne pouvaient quitter la tragique scène qui se jouait devant lui.
« Pourquoi...pourquoi me montres-tu ça ? »
Au fond de lui cette scène le touchait au plus profond de lui car une part de sa personne savait que ce n’était pas une invention, il aurait aimé que cela ne soit qu’un cauchemar mais son cœur lui hurlait que ce n’était pas le cas avec une intensité sans pareille. Pourquoi donc pleurerait-il pour la première fois de sa vie si ce n’était qu’une illusion ? Son cœur savait faire la différence, toujours.
Faisant écho au désespoir grandissant de son hôte, le gardien tourna sa tête et se contenta de dire :
« Un peu de patience, c’est presque fini.»
Le petit garçon continua à tambouriner alors que son double adulte n’en n’avait plus la force, celui-ci sentit le désespoir peser sur ses épaules si fortement qu’il tomba à genoux. Il ne détourna pas le regard, pas même quand son jeune double s’écroula par terre après avoir hurlé de douleur. Le silence s’installa tandis que le jeune bretteur laissait les larmes couler sur ses joues puis, après ce qu’il sembla être l’équivalent d’une heure, le corps de l’enfant se redressa d’un seul bloc, comme si un nouveau souffle venait de lui redonner la vie. Dans un claquement de doigts le gardien fit disparaître la scène et pivota enfin vers son interlocuteur, daignant enfin répondre à ses questions.
« Vous comprenez maintenant ? »
À genoux, la tête contre le mur, le jeune bretteur ne sut même pas quoi répondre à cette question. Qu’y avait-il à comprendre là-dedans ? Qu’était-ce que tout ceci ? Non, décidément il ne sut pas quoi répondre mais cela n’empêcha pas son interlocuteur de poursuivre.
« Vous passez tellement de temps à vous occuper de la souffrance des autres que vous êtes devenu aveugle face à la vôtre.»
Sa propre souffrance ? Oh oui il avait souffert d’innombrables fois quand les lames avaient tailladé sa chair ou que des coups avaient fracassé ses os et coupé son souffle, sa souffrance avait toujours été bien plus physique mentale mais aujourd’hui les choses étaient bien différentes. Récemment il s’était mis à douter de l’impact de ses actions sur le monde et de sa capacité à aider les gens et changer les choses, mais sa souffrance mentale s’arrêtait-il à là. Et quid d’aujourd’hui ? Son gardien espérait vraiment qu’il allait avaler cette douloureuse couleuvre ? Non, ce ne pouvait pas être vrai…car si ça l’était, cela voulait dire qu’il avait vécu dans le mensonge pendant tout ce temps.
« Non…non. Ce…n’est pas vrai. Ce n’est pas réel. Ça ne peut pas l’être.»
Croisant les bras contre sa poitrine en une posture qui transpirait l’assurance, le gardien poursuivit :
« Et pourquoi pas ? Vous avez vu que ce monde n’était pas rose, en quoi méritez-vous d’être épargné par la souffrance que vous tentez d’endiguer ? Pensez-vous mériter le bonheur plus que vos congénères ? »
Devant cette ridicule accusation d’égoïsme le bretteur sentit le poison de la colère monter en lui de nouveau et redressa la tête. Les poings fermés collés contre ce mur invisible, les larmes ne cessant de couler sur ses joues, le jeune homme redressa sa tête et foudroya son interlocuteur de son regard qui brulait d’un brasier plus sombre et étouffé que d’habitude.
« Non ! Tu n’avais pas le droit de me cacher ça ! Je dis aux gens de continuer à espérer et de croire en des jours meilleurs alors que j’ai fui mon propre malheur ! Comment suis-je censé regarder ces gens dans les yeux, maintenant ? Grâce à toi je suis devenu le plus grand hypocrite de ce monde !!»
Le gardien resta une fois de plus de marbre alors que son poulain lui lâchait tout ce qu’il avait sur le cœur, il savait que c’était la vérité qui sortait de la bouche de ce jeune bretteur, voilà sans doute pourquoi il ne relança pas le débat et coupa court grâce à un simple :
« Mais vous êtes en vie. »
Le jeune bretteur s’était attendu à ce que son gardien lui explique pourquoi il avait agi ainsi, autant dire qu’il fut surpris par cette réponse concise et qui ne souffrait aucune ambiguïté. Décontenancé, la colère s’effaça un instant de son visage alors qu’il demanda :
«Quoi ?»
Prenant une profonde inspire alors qu’il décroisa les bras de sa poitrine, fourrant ses mains dans ses poches, il pesa ses mots pendant quelques petites secondes avant de finalement lâcher :
« Vous êtes en vie. Vous êtes un hypocrite car vous prêchez des paroles que vous n’avez su appliquer étant enfant, et alors ? Est-ce que ça rend vos paroles moins réelles pour ceux qui les écoutent et les appliquent ? Les gens ont envie de croire à ce que vous leur dites et n’ont que faire de votre passé, ils ont désespérément besoin d’aide et d’espoir et vous leur fournissez les deux. Est-ce que le fait de savoir que vous avez été abandonné par vos parents annulera le bien que vous avez fait pour ce monde ? Non. Jamais. Rentrez-vous ça dans le crâne, une bonne fois pour toute. »
Le jeune homme baissa de nouveau la tête et colla ses mains contre ses oreilles en entendant la leçon de son interlocuteur, cela lui semblait encore tellement irréel qu’il espérait se réveiller d’ici quelques secondes et s’apercevoir que ce n’était qu’un mensonge. Il se mordit même la lèvre en espérant que la douleur le réveille de cette illusion, mais il n’en fut rien. Pivotant la tête de gauche à droite en un mouvement qui signifiait un refus pur et simple, Kyoshiro chercha ses mots pendant quelques instants et chercha la force de les prononcer pendant le double du temps précédent, avant de finalement lâcher sur un ton faible :
« Ce…ce n’était pas une illusion, n’est-ce pas ? Ils l’ont vraiment fait ? »
Une expression de tristesse passa en coup de vent sur le visage du gardien tandis qu’il observait son poulain acceptait lentement la réalité. Rien de ce qu’il pourrait dire ne le rassurerait vraiment mais il lui devait au moins la vérité.
« Je le crains, jeune maître. Croyez-moi quand je vous dis que j’aurais tout donné pour ne pas que vous ayez à endurer ça.»
Alors c’était donc vrai, lui qui avait toujours été reconnaissant à ses parents pour l’avoir laissé prendre la mer se rendait compte qu’il devait vraiment son entière existence à ce gardien qui se trouvait face à lui, de l’autre côté de ce mur à peine plus épais qu’une feuille de papier. Il voulait demander tellement de choses à son double, pourquoi l’avoir sauvé ? Pourquoi ne pas l’avoir laissé mourir ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour lui dire la vérité ? Pourquoi avoir choisi de le faire ? Mais, alors que les dernières larmes finirent de couler de ses joues, une seule question parvint à se hisser au-dessus des autres et à s’extirper de sa bouche.
« Ai-je fait quelque chose de mal ? Dis-moi, j’ai besoin de savoir ce que j’ai fait qui mérite un tel sort. »
Se rapprochant lui-aussi du mur alors qu’il voyait cette mince protection commencer à se craquer par endroits, il s’accroupit pour se mettre au même niveau que son jeune interlocuteur et lui lança :
« C’est bien là que réside le cœur du problème, jeune maître. Le malheur s’abat parfois sur les gens sans raison, la plupart de ceux que vous avez aidés n’ont pas mérité leur sort mais ils n’ont pas été épargnés pour autant. Vous pourriez passer votre vie à vous poser cette question sans en trouver une réponse, vous n’avez rien fait de mal mais le malheur s’est abattu sur vous quand même. »
Prenant une petite pause dans son speech pour laisser le temps à son jeune interlocuteur d’enregistrer ces informations, il attendit quelques secondes avant de reprendre.
« La vie peut être aussi belle que cruelle, aussi changeante que le vent, imprévisible. Vous n’êtes qu’un homme, jeune maître, vous n’êtes pas omniscient et ne pourrez jamais prédire et empêcher tous les malheurs de ce monde. Mettez-vous bien ça dans le crâne, vous ne pourrez pas sauver tout le monde mais cela ne doit pas vous empêcher de sauver le plus grand nombre possible. D’accord ? »
Alors que le côté candide de la personnalité du jeune homme finissait de disparaître aux quatre vents, une autre pan de sa personnalité se rendit compte que c’était bien la vérité qui suintait des paroles de son gardien mais cela ne rendait pas ces mots plus facilement digérables pour autant. En quelques minutes il se rendait compte qu’il était hypocrite, impuissant et que sa vie était marquée du sceau du mensonge : comment était-il supposé encaisser pareilles nouvelles ? Aucun son ne sortit plus de la bouche du jeune homme tandis que son visage, pencha vers le sol, était figé en une expression mêlée de tristesse et de frustration.
Se redressant, observant les craquelures de ce mur gagner du terrain, le gardien d’autorisa un petit sourire avant de conclure par :
« Vous finirez par vous faire à cette idée, peut-être pas aujourd’hui ni demain mais ça viendra. Une dernière chose, quand vous vous réveillerez laisse votre nouveau haki vous montrer le monde sous un jour nouveau. Vous entendrez les voix de tout et tous. »
Avant même qu’il eut le temps de protester ou de demander quoi que ce soit, le bretteur s’effondra par terre et tomba dans l’inconscience pour ne rouvrir les yeux qu’au bout de ce qui lui sembla être une éternité. Se frottant les yeux tandis qu’il reprenait conscience dans sa modeste chambre, affalé de travers sur le lit défait, il releva la tête et se demanda s’il ne venait que de vivre un cauchemar. Fouillant dans sa mémoire pour le vérifier, ce fut à contrecœur que son esprit lui remémora ce douloureux souvenir.
Pestant contre lui-même, il rassembla ses forces pour se redresser et, repensant aux dernières paroles de son gardien, s’ouvrit au haki comme si ce « nouveau » haki allait pouvoir apaiser sa douleur et faire disparaître son désespoir. D’ordinaire il était capable d’entendre la voix, la présence des gens dans un périmètre donné mais aujourd’hui cette activation fut différente.
Lors des premières semaines de la découverte de son haki il fut assailli de dizaines de voix martelant sans cesse son esprit et sapant les moindres parcelles de concentration qui subsistaient en lui mais aujourd’hui, dans sa modeste chambre, le nombre de voix qui s’insinuèrent en lui fut tout bonnement indénombrable. Hommes, femmes, enfants, vieillards, animaux, arbres, cailloux, les voix de choses animées et inanimées pénétrèrent son esprit avec une telle vigueur que la seule chose qui en ressortit fut la douleur intense perçant son crâne.
Tombant à terre, désarmé face à une douleur qu’il ne pouvait juguler, il entoura la tête de ses mains tout en serrant les dents pour éviter de hurler. Il aurait voulu hurler et appeler à l’aide pour que quelqu’un vienne le sauver de ce cauchemar mais il savait que cette épreuve était la sienne et la sienne seulement.
Dans sa tête se dessinait lentement une carte des environs car chaque voix résonnait dans sa tête en marquant sa position dans l’esprit du jeune homme si bien que, même sans ouvrir les yeux, il pouvait sentir le bois duquel étaient faits l’armoire et le lit ainsi que le plancher de sa propre chaque. Comment ? Cela faisait longtemps qu’il avait arrêté d’essayer de comprendre le haki.
Désactivant son haki tout en reprenant son souffle désarmé plus rapide et saccadé qu’avant, essayant de réaliser et comprendre ce qu’il venait de se passer, Kyoshiro ne put s’empêcher de demander en quoi est-ce que cette capacité était supposée l’aider à voir le monde sous un jour nouveau. Pour le moment tout ce qu’elle lui avait donné était un formidable mal de crâne.
Laissant quelques secondes s’écouler, il s’ouvrit de nouveau au haki mais cette-fois la douleur fut moins intense que la fois précédente car l’effet de surprise n’était plus de la partie. Dois-je vraiment continuer ? Il passa le reste de la journée à tester les limites de cette nouvelle capacité, alternant douleur et fatigue à un rythme de plus en plus régulier.
Sa tête était toujours pleine de question et l’envie de retourner chez lui était plus intense que jamais, le doute et la tristesse avaient laissé une marque indélébile sur le cœur et l’âme de ce jeune altruiste qui, désormais, se mettait à douter de l’impact de ses actions sur ce monde. En quoi aidait-il vraiment à changer ce monde alors qu’un pauvre petit garçon de huit ans n’avait pas échappé à un triste sort qu’il ne méritait aucunement ? Tout cela lui semblait si ridicule et inutile que, le lendemain matin, ce fut d’un pas lourd et avec les épaules tombantes qu’il quitta cette auberge.
Oui il était désormais capable de sentir les cailloux sous ses pieds ou les arbres à quelques dizaines de mètres de lui, et alors ? Qu’on donne cette capacité à quelqu’un d’autre qui pourrait réellement changer les choses et qu’on ne pourrait taxer d’hypocrisie, peut-être n’était-il finalement pas fait pour changer ce monde, après tout.