C'étaient là de bien mauvaises nouvelles que l'on venait de lui souffler. Alors qu'il ne s'attendait pas à de grands événements du côté des Seas Blues et qu'il prêtait plutôt attention aux agissements des Decimas, Nakata s'était vu lire quelques mots sur un journal livré quelques minutes auparavant : les Seas se faisaient de plus en plus tumultueuses, la position de la marine y étant de plus en plus précarisée, et un certain nombre de criminels avaient récemment tenté leur chance quitte à semer un chaos gigantesque au nom de leurs ambitions personnelles. Rien de bien neuf, pour le Phoenix, qui n'avait jamais été rien d'autre que l'un des représentants sympathiques d'un millier de criminels odieux... A vrai dire, en temps normal, le Schichibukai se serait potentiellement contenté d'un simple haussement des épaules las et fatigué avant de reporter son attention sur un fait plus sain, plus intéressant, sur une affaire plus productive. Malheureusement, le nom qui s'étalait là sous ses yeux, écrit noir sur blanc, le poussait à l'ire. Ses dents serrées ne semblèrent se quitter qu'une fois face au combiné d'un Den Den Mushi : il avait composé le numéro mécaniquement, brusquement et vigoureusement, joignant immédiatement la personne qu'il avait pendant longtemps cru être un bon allié. Lorsqu'enfin il entendit quelqu'un décrocher, il ne perdit pas une seconde et déclina immédiatement son identité, bien décidé à l'idée de ne perdre pas la moindre seconde :

-Ren ? C'est Nakata. J'ai à te parler.

Le Capitaine Corsaire avait pleinement conscience du fait que le Gouvernement Mondial manipulait bien souvent les informations qu'il émettait, mais celles-ci n'étaient jamais totalement sans fondement : en l'occurrence, Ren devait probablement avoir quelque chose à se reprocher. Restait à savoir quoi en particulier.

Trois mots, puis plus rien. Ce type venait de lui raccrocher au nez, sans plus de cérémonies ni même d'excuses. Pleinement conscient du fait que cela ne prouvait pas pour autant sa culpabilité quant à l'affaire Nighty Town, Nakata ne put s'empêcher d'avoir à ce moment-là une pensée glaçante : ce gars avait une chance monumentale de ne pas être à une simple dizaine de mètres de lui. Avec ce très court échange, le blondinet savait d'ores et déjà que la conversation qui allait suivre s'avérerait dans tous les cas houleuse et tumultueuse... Car il entendait bien rappeler, et lever le voile sur cette affaire une bonne fois pour toutes. Le Phoenix n'était pas homme à se soumettre, plus depuis longtemps, et si Ren voulait réellement l'empêcher de le joindre, il allait devoir se rendre là où le mythique ne serait plus susceptible de le retrouver... Ce qui ne correspondait pas à beaucoup d'endroits à travers le Monde, à vrai dire. Le capitaine de Tengoku no Seigi rappela donc dans la foulée, après un instant de silence et de soupirs dans l'objectif de reprendre son calme. Lorsque le combiné serait enfin décroché de l'autre côté, son ton sérieux se ferait nettement plus acerbe :

-Navré, mais tu vas devoir le trouver.

Là-dessus, le musicien n'attendrait qu'un signe de la part de son homologue pour enchaîner voracement : il entendait bien mener la danse, comme à son habitude.

-Ce que je veux ? Te renvoyer cette question.

Vif et brutal, le Phoenix avait répondu du tac au tac, sans même prendre la peine d'y réfléchir davantage. Tout courroucé par le comportement de son interlocuteur, qu'il prenait davantage pour un aveu de faiblesse plutôt que pour une réelle ignorance, il avait cru perdre patience prématurément mais parvint rapidement à retrouver son calme. Ça n'était pas la première fois qu'il avait affaire à une telle situation, et cet échange lui rappelait plus ou moins la myriade de discussions enflammés que Méliandre et lui-même s'étaient livrés par le passé. Comparé à la vampire, Ren n'allait probablement rien être d'autre qu'un marmot impuissant et sans la moindre répartie, principalement car il n'avait jamais été aux yeux de Nakata bien plus qu'une connaissance, qu'un allié certes conséquent, mais lointain et dont il ne s'était jamais donné la peine de se rapprocher outre mesure. Leurs intérêts concordants, le mythique les avait longtemps cru supportés par un sens éthique et des valeurs proches. Il acceptait volontiers que Shadow Ghost ne brandisse pas un étendard aussi noble que le sien, mais avait toujours songé que leur antagonisme au sujet du Gouvernement Mondial s'avérait raisonnable. Ça n'était manifestement pas le cas...

-J'ai reçu des infos. Nighty Town. C'est vrai, ça ?

Pas plus de précisions, pas plus d'indications. Le Fenice attendait désormais de savoir ce que son homologue criminel avait à lui en dire avant de précipiter le reste de l'échange, qui viendrait de toute manière bien assez tôt...

Il déviait le débat, l'emmenait sur un terrain qui n'intéressait aucunement le Phoenix, intentionnellement ou non. Les Decimas, les marines, leur censure stupide et la décrédibilisation apportée sur Ren, les conséquences que celui-ci voulait imposer, tout cela, le musicien n'en avait que faire pour l'heure. Tout au contraire, les quelques mots pipés par son interlocuteur au sujet qu'il voulait à tout prix aborder lui avaient arraché une expression faciale légèrement plus furibonde qu'auparavant. Il avait serré points et mâchoires en se demandant si les dires du chef de Shadow Ghosts étaient bel et bien calculés, auquel cas le carnage mené à Nighty Town aurait pu prendre une envergure toute autre si les marines n'avaient pas été sur place pour protéger les civils. En comprenant cela, Nakata avait pourtant une nouvelle fois su réfréner son envie de répliquer et la repousser pour entendre ce que son homologue criminel avait à lui dire. En revanche, une fois que celui-ci fit à nouveau silence, le blondinet ne put s'empêcher de répliquer amèrement :

-Tes Decimas et ton gouv', je m'en branle.

Un langage vulgaire qu'il n'avait guère pour coutume d'user, en grand poète à la bouche souvent fleurie. Pourtant, le forban avait conscience que, cette fois-ci, il ne pouvait pas se contenter de son habituel beau parler. Il n'en avait d'ailleurs pas vraiment l'envie : il ne s'agissait pas d'un débat d'idéaux stériles comme il avait pu en entretenir des dizaines, notamment à Mariejoa face aux diverses têtes d'élite du Gouvernement Mondial... Il s'agissait d'une dispute, d'idéaux conflictuels qui pouvaient dériver sur bien plus qu'une simple prise de tête.

-Je te parle des civils. T'en prendre aux marines dans une attaque d'envergure, et utiliser des civils en otage pour les pousser à la faute ? Que tu buttes des gradés à la pelle, j'en ai honnêtement rien à foutre. Mais que tu paves ton chemin de cadavres d'innocents pour arriver à tes fins, ça, c'est un problème.

Maintenant qu'il avait recentré le débat, le Fenice attendait impatiemment la réponse de son homologue. Restait à savoir s'il allait parvenir à le convaincre.

Si le sarcasme qui engagea la défense de Ren sembla passer très mal, le reste de sa prise de paroles fut moins négatif du point de vue de Nakata. Il ne niait rien, au moins, admettait volontiers d'avoir mis des innocents en danger pour le prétexte de tenir tête aux marines plus efficacement. C'était déjà un bon point, même si cela n'excusait rien : il se cachait derrière des prétextes ridicules, comme si le fait d'attaquer un Quartier général de front était le seul et unique moyen de mettre des bâtons dans les roues des dirigeants de la marine. Une décision égoïste et dangereuse, qui aurait pu mener à de désastreuses conséquences pour les locaux si tout avait pris une tournure nettement plus regrettable... Le mépris froid que Ren lui avait décerné ne l'avait pas gêné : contrairement aux apparences, le Phoenix était probablement le mieux placé pour savoir à quel point il était parfois compliqué d'atteindre ses objectifs sans dommages collatéraux. Pour autant, il n'acceptait qu'à moitié que le criminel rejette tous les moyens raisonnables d'agir probablement sous prétexte qu'ils étaient plus complexes à déployer qu'une attaque suicide et soudaine sur un QG non préparé. En réalité, le chef de Shadow Ghost n'avait fait que choisir la solution de facilité...

-Je ne pense pas que des otages soient nécessaires pour réaliser une bataille rangée, navré. Et je ne crois pas que raser le quart d'une ville pour s'occuper d'un bâtiment soit bien plus correct, pas plus que de faire diversion en explosant d'autres fondations, avec ou sans victimes.

Les dégâts matériels étaient souvent nettement plus graves qu'on ne l'imaginait, du haut d'un piédestal imaginaire. Pour les hors-la-loi qui faisaient fortune en livrant le chaos, une taverne ou une maison n'étaient ni plus ni moins qu'un bâtiment ridicule et dérisoire. Pour d'autres, il s'agissait de l'investissement de toute une vie, de toute une famille... Détruire revenait parfois à tuer, froidement et directement. Pourtant, le Schichibukai n'en fit que peu de cas et préféra enchaîner sur l'autre point soulevé par Ren :

-Quant aux conséquences... Tout dépendra de la suite. Par égard pour le passé, je ne ferai pas de toi mon ennemi dans la précipitation... Pas tout-à-fait, en tout cas. Prouve-moi que le Gouvernement ment à ton sujet et j'oublierai cette affaire. Montre-leur qu'ils ont raison, et ils ne seront plus tes seuls adversaires. En attendant, je te conseille de prendre soin à éviter mon chemin.

Il se trompait. En estimant qu'ils venaient tous les deux d'un univers bien différent, que de variables règles régissaient distinctement et indépendamment l'un de l'autre, il devenait exactement ce que le blondinet combattait depuis des années. Il n'y avait qu'un seul univers, qu'un seul monde, et ceux qui se cachaient derrière la brutalité des autres pour justifier la leur n'étaient qu'un des multiples engrenages de la pourriture qui gangrenait cette foutue société depuis des siècles. En songeant ainsi, le chef des Shadow Ghost ripostait par une violence indistincte et conséquente à des actions qui étaient tout autant brutaux : il ajoutait de l'huile sur le feu et poussait tout le monde à la démesure constante. En agissant tel qu'il l'avait fait à Nighty Town, Ren avait probablement poussé un bon nombre des citoyens de l'île voire de l'océan à se poser des questions quant à leur existence. Certains y verraient peut-être un signe du destin les poussant à modifier leur ligne de conduite, pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, en attaquant un simple quartier général et en participant au chaos qui terrifiait les citoyens de ce triste monde, le criminel venait de générer ses futurs rivaux et ennemis, aussi bien du côté des pirates et hors-la-loi opportunistes que celui des marines et gouvernementaux glorieux et intrépides. Quel homme étrange ne s'enrôlerait pas pour protéger sa famille s'il était convaincu du fait qu'il s'agissait de la seule chose à faire ? Ainsi donc, Nakata fit claquer sa langue, agacé par la prise de parole unilatérale de son interlocuteur qui cherchait à se dédouaner en fouillant parmi les pires plutôt que parmi les meilleurs. Il répondit donc ainsi, plus vertement qu'il ne l'aurait imaginé de prime abord :

-C'est stupide, et illusoire. Tu contribues au chaos en plongeant des civils dans la haine et dans la crainte lorsque tu ne sais pas cibler tes ennemis. Tu ne veux pas régner sur le Monde à la manière d'un Centes, mais tu contribues à l'y aider, car tu déconstruis toute solidarité et pousse tout un chacun à la haine. Imagines-tu seulement combien d'hommes sur Nighty Town désirent désormais ta mort, des civils qui jusque-là se foutaient complètement de ton existence ? Les actions démesurées ne mènent qu'à l'échec. En agissant ainsi, tu te portes responsable de la disparition des tiens.

Fougueusement, le Schichibukai jeta le journal qu'il avait entre les mains sur le petit bureau qui lui faisait face. L'édition évoquait pourtant un lot de décès ou de captures chez les Shadow Ghosts, en allant du simple soldat au lieutenant de Ren... Est-ce que, cela aussi, il s'en foutait pertinemment ? Si tel était le cas, le pauvre homme était complètement déconnecté de la réalité. Rageusement, le Phoenix enchaîna donc :

-Tu es exactement ce que j'abhorre, Ren. L'égoïsme qui t'anime pousse des milliers d'hommes à la défiance. Que tu combattes des hommes engagés, je l'accepte sans problème, mais que tu le fasses dans un simulacre de bataille rangée qui tient davantage du terrorisme à grande échelle... Cela me convient nettement moins. Fais-en ce que tu veux, mais voilà l'ultimatum que j'avais à te poser : prends garde à chacune de tes actions, et pèse religieusement le pour et le contre avant de tirer sur un citoyen. Sinon, tu n'auras pas à te plaindre lorsque tes camarades tomberont les uns après les autres : ceux qui génèrent aveuglément et indistinctement la haine ne peuvent que la récolter.

Ils étaient complètement déphasés. Ren pensait que Nakata agissait principalement de la sorte pour le bien-être de son image public, alors que le Phoenix parlait de justice, d'idéaux qui devraient être universels. Ren pensait que Nakata remettait en cause la conviction de ses sbires là où le capitaine allait bien plus loin... Le fait que les membres de Tengoku no Seigi soient prêts à mourir pour leur équipage ne signifiait pas que le Phoenix devaient les précipiter jusqu'à leurs tombes, tout au contraire : il en allait de sa responsabilité que de les préserver, dûment et constamment. A ses yeux, le chef de Shadow Ghost n'était désormais ni plus ni moins qu'un grotesque ersatz de chef de guerre davantage politique que militaire, qui n'apportait aucun intérêt à ses pertes alliées. Tout cela poussait le Schichibukai à ressentir une certaine dose de regrets : il était rare qu'il ne remette en cause le bien fondée d'une alliance tissée depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, mais cette fois-ci, il ne pouvait pas y échapper. Leurs méthodes étaient trop différentes, et le rouquin incarnait dès à présent tout ce qu'il avait juré d'écraser et de détruire : ils étaient promis à se tenir tête un jour ou l'autre. Restait à savoir quand ce jour arriverait.

-Ne t'en fais pas pour ça. Je serai en sorte que tu ne sentes pas le deuxième coup.

Des dires assez acerbes et relativement orgueilleux, sinon hautain, mais qui transmettaient bien son état de pensée. Rien n'allait l'empêcher de progresser vers son objectif ultime, pas même un ancien camarade, ami depuis une vieille aventure commune. Il ne pouvait pas laisser certaines personnes contribuer aux massacres qu'il exécrait : s'il jouait au jeu de la subjectivité, il se décrédibilisait et rendait sa cause impropre.

-Soit. L'avenir nous donnera le nom du juste.

Là-dessus, le capitaine corsaire se contenta de raccrocher simplement, las et ennuyé. Il était moins tendu et énervé qu'au début de l'échange, mais pas nécessairement de meilleure humeur pour autant. Des sacrifices devaient être réalisés... Ren ne serait que l'un d'entre eux, assurément.