Un bruit sourd tira Ève de sa torpeur, elle bailla longuement tout en étirant ses deux bras, poings fermés, dans toute leur longueur. Suite à cela, la jeune femme ramena ses mains courbées sous ses yeux clos et se les frotta nonchalamment tout en restant la gueule grande ouverte, devant le basané qui ne prenait même pas la peine de la calculer. Une fois ce petit rituel terminé, Ève ouvrit finalement ses yeux injectés de sang, où régnaient en leurs centres deux billes verdâtres, avant de zieuter l'hélice qui trônait au sommet de la façade de l’entrepôt dans lequel elle et son camarade se trouvaient. Une mouette était venue heurter une des cinq pâles rouillées, agencées de façon hélicoïdale, et s'était ainsi écrasée à l'extérieur du bâtiment : devant sa seule porte d'entrée. La paume de la tout juste réveillée vint frapper la table en bois située au beau milieu du hangar, c'était là le seul objet disposé en son sein : l'entrepôt n'était qu'une grande place vide et sale, dont le sol était constellé de plusieurs petites flaques d'eau. Le temps avait fait son oeuvre sur ses parois métalliques, la peinture s'écaillait d'ailleurs de plus en plus ces temps-ci, mais cela semblait déranger aucun des deux protagonistes.

Sans piper mot, Ève se leva dans un raclement de chaise puis sautilla jusqu'à la porte métallique. Ce soudain déplacement titilla alors l'intérêt de l'espion, il allait bientôt trouver son moment de répis. Judal observa silencieusement la marche particulière de sa future collègue, ses iris bleutés faisant des va-et-vient dans ses orbites : ils suivaient le volettement des tresses presque argentées de la demoiselle. L'espion reprit ses esprits quand sa camarade haute en couleur fit coulisser, dans un crissement éreintant, la porte : sa silhouette se perdit alors dans la lumière du jour.


Judal soupira un coup, il recentra son attention sur les deux den-den mushi posés sur la table. Il brancha le blanc au normal, puis composa finalement le numéro qu'il avait appris par coeur avant de se séparer de Fudo, lorsque ce dernier avait subitement choisi de bifurquer pour Nighty-Town.

Le basané attrapa une de ses sombres mèches entre son index et son pouce, il la faisait rouler pendant l'ennuyante sonnerie de l'escargophone. Il ne savait guère à quoi s'attendre, mais, selon ce que lui avait raconté Fudo, tomber sur Mirabelle lui faciliterait la tâche : elle semblait être la plus enclin à réaliser ce que Fudo comptait faire. Elle pourrait ainsi transmettre cet enthousiasme à ses deux autres compagnons, Big Sister et Maxence.

Lorsque son interlocuteur aurait décroché, le Ouri laisserait quelques secondes s'égrener silencieusement avant de porter le combiné à ses lèvres.

-Salut. -lancerait-il finalement d'une voix cristalline.

Une fois ses yeux accommodés à la lumière du jour, qui frappait le bitume clair du quai, Ève put distinguer le corps du volatile au bec plié en deux. Le choc avait été trop puissant, fatal. La pointe d'une des deux bottes de la blonde platine vint donc percuter la mouette inconsciente, plus en état de se nourrir, de faire le nécessaire pour survivre dans ce monde pourri : la carcasse fut propulsée tout droit vers l'océan. Suite à cette bonne action, la main pâle de la jeune femme s'engouffra dans la poche arrière de son pantalon kaki. Ses doigts s'activèrent ainsi plusieurs instants dans cet endroit exigu avant de finalement se figer. Un rictus vint alors fendre le visage de la belle, elle se mit à fredonner tout en sortant une main pleine de bonnes choses. Il lui fallait de quoi se réveiller, après tout.


Le regard de l'espion se perdait sur l'unique meuble de l'entrepôt, ses yeux s'étaient quelques peu plissés : il était surpris d'obtenir comme seule réponse un bruit sourd se réduire subitement. De la description qu'il eut du trio de criminels, il savait, du moins se doutait, que Mirabelle aurait répondu spontanément à son interjection. Le cas n'était donc ici pas le plus simple, le basané se devait de trouver une bonne manière de s'introduire au bonhomme à l'autre bout de la ligne, qui ne semblait pas prompt au dialogue. Selon les dires de son collègue primé, celui des deux hommes qui était le plus enclin à se comporter ainsi était Maxence. Il n'en était pourtant pas certain, mais il n'avait pas que ça à faire, de tergiverser. Judal avait effectivement d'autres choses à faire dans sa journée et ne disposait pas de tout son temps : l'autre peste pouvait revenir vers lui d'un moment à l'autre. Ce travail ne devait même pas à être réaliser par lui, il n'avait rien à faire avec ces trois gaillards de toute façon, juste transmettre un message. Pourtant, l'Ouri désirait que celui-ci soit très clair, histoire de ne pas devoir réitérer l'appel plus tard. Le temps filait et les projets étaient nombreux.

Il haussa les épaules. Les problèmes de Fudo n'étaient pas forcément les siens, de toute façon. Leur relation demeurait strictement professionnelle et le hors-la-loi ne constituait qu'un moyen, pour Judal, de se faire la main sur une toute nouvelle mer, face à un nouvel underground habité de personnalités différentes. L'homme à la banane était sa porte d'entrée, et, l'Ouri l’espérait, l'échelle qui l’emmènerait au sommet où il aurait comme seuls vis-à-vis des types de la trempe d'Aben'Gal, si ce n'étaient pas ce dernier en personne.

Qu'importe. -murmura le bonhomme d'un air ennuyé, le combiné presque collé au menton - Je voudrais m'entretenir avec Big Sister et Mirabelle, est-ce faisable ? -continua-t-il avec un enthousiasme encore plus diminué.

Le reliquat de plusieurs tonalités aiguës fut porté par le vent marin dans l'enceinte du bâtiment. Les lames bleutées de Judal découpèrent la béance lumineuse, il y vit la silhouette de sa camarade presque distordue : elle venait de caler son cône, tout juste embrasé par son zippo, dans le coin de ses lèvres.

Une dense fumée blanche s'échappait, avec lenteur, de la bouche entrouverte d’Ève. Une fois la première inhalation faite, la jeune femme se sentit revivre : elle fut réanimée par sa douce substance. Dorénavant dee retour sur ce monde jonché de merde, la blonde patine voulut s'aérer son esprit. Pour ce faire, il lui fallait s'enfumer les poumons.


Les lèvres de Judal s'étirèrent lorsque le gaillard à l'autre bout du fil se décidait, enfin, à lui parler. Cette esquisse de sourire n'était pas là pour rien, il venait de capter quelque-chose dans la première intervention de cet interlocuteur : une dissonance entre ce qu'il avait en tête et ce qui venait de survenir. L'Ouri émit une théorie, très intéressante, dont il se devait de vérifier la véracité. Ainsi, lorsque son second interlocuteur, le travesti, termina sa phrase, le basané ferma ses yeux.

Je vois, un certain Ayabusa, c'est bien ça ? Cet homme est réellement à tes côtés ? Du moins, près de toi.

Judal visualisait clairement, dans ses pensées, l'organigramme que Fudo lui avait fait concernant les Shadow Ghost. Si c'était le cas, cela signifiait que le trio de criminels était désormais sous la direction de cet individu, en l'absence du sans nom. Un obstacle supplémentaire venait donc de se présenter au plan de ce dernier, et l'Ouri ne savait donc comment réagir. Ça complexifiait les choses... que voudrait faire Fudo avec cette nouvelle donnée en tête ? Il n'en savait rien, peut-être aurait-il pris le risque pour avancer rapidement. Il l'aurait fait sans aucun doute, en fait.

Enfin bon, recentrons nous sur l'essentiel. Je n'ai qu'une chose à te transmettre, une seule directive : rendez-vous, toi et tes deux camarades, sur West Blue le plus rapidement possible. Je vous recontacterai via cet escargophone dans une douzaine de jours pour vous en donner une nouvelle.

Il n'avait que ça à dire. Il aurait très bien pu s'arrêter là, et pourtant cette dissonance... il se devait de savoir.

Dis-moi, pourrais-tu me passer ce fameux second ?

Lorsqu'il eut terminé sa prise de parole, un regard fiévreux se posa subitement sur l'espion attablé. Ève venait de passer le seuil de la porte. Elle s'avançait, avec une démarche bancale, tout en consommant à grande bouffée son joint, vers son seul camarade.

Le travesti était peu bavard ce jour-là, il n'était pas difficile non plus. Il accepta la directive que Judal lui avait transmise sans broncher, alors que l'ancien marine qu'était Big Sister n'avait aucune idée de qui était la personne à l'autre bout du fil. Cette facilité, bien plus qu'étrange, confortait l'espion dans son idée : il avait raison, avec sa théorie. Quelque-chose clochait bel et bien. Et, lorsque les paroles de Big Sister cessèrent abruptement pour laisser place à celles d'un autre, Judal ouvrit les yeux et stoppa sa respiration l'espace d'un instant. Le basané tirait une étrange gueule, entre surprise et satisfaction, cela fit glousser Ève, non loin de lui, s'approchant à grand pas, qui contemplait les lèvres retroussées de Judal former un petit "o".

Ainsi ce n'était pas Max...

Juuu !

Elle était finalement parvenue à hauteur de son camarade. La blonde platine s'arqua vers lui, plongeant son regard dans celui de l'Ouri, avant de lui souffler un flot de fumée dans le nez. La jeune femme, partie loin dans les cieux depuis sa première inhalation, apposa son index sur le front du basané. Son ongle, bien que rongé, s'enfonça un petit peu dans la chair de Judal pour y laisser une légère marque qui resterait gravée là pendant plusieurs jours.

On s'fait chier ici, il m'a pourtant dit que y'aurait plein de choses à faire ! - Judal se vit obliger de raccrocher, coupant de ce fait sa communication qui commençait à être intéressante - C'est qui ?

Un amateur, j'imagine.

Répondit-il laconiquement, en dégageant d'un revers de la main l'index d’Ève. Judal se leva alors tout en serrant l'escargophone dans une poigne de fer qu'il porta à hauteur de ses yeux. La probabilité que cet interlocuteur se trouvait être Ayabusa Mikono était grande, largement supérieure à cinquante pour cent, Judal s'en retrouvait extrêmement déçu. Et pourtant, un rictus renaquit sur sa face : l'obstacle était moins important que prévu, et ils pourraient même, lui et son collègue, gagner plus que prévu.

On aura sûrement l'occasion de le rencontrer. -balança l'Ouri à l'adresse de la jeune blonde éméchée.