Ce n'est pas que je ne voulais pas, je ne pouvais pas !

Il s'était passé du temps depuis. Voilà maintenant une vingtaine de jours que Nakata était parti sans qu'elle n'eut le courage de le joindre pour lui expliquer les raisons de son désistement. Était-elle trop lâche ? Trop faible ? Non, et oui, surement. Dans un monde ou la guerre fait sans cesse des ravages, comment aurait-elle pu prétendre faire face aux grands sans même être en possession d'un Haki ? Non, elle n'était pas simple d'esprit. Ça aurait été un suicide inutile, elle serait surement devenue un poids pour le phénix et elle le savait, de fait après même son départ de la maison, elle avait fait demi-tour et était retournée chez elle, laissant cependant sa fille gagner Loguetown ou elle serait en sécurité. Elle porta sa main à ses lèvres et, en soustrayant la cigarette pour venir l'écraser dans le cendrier, elle se saisit de son escargophone posé sur le coin de la table et composa le numéro. Elle hésita un instant, écoutant la sonnerie entêtante qui résonnait dans son crâne, semblant marteler son cervelet pour lui faire fuir une fois de plus une conversation inévitable. Elle semblait hésitante, et alors que ça main se faisait tremblante, hésitante, elle l'entendit.

"Gatcha" ...

Et maintenant ?

Le silence des profondeurs fut momentanément troublé par la sonnerie de l'escargophone qu'il avait oublié sur l'un des coins de son interminable bureau. D'une main lasse, l'ancien corsaire s'en empara, mais hésita finalement à se raviser, à ne pas décrocher, à ne pas donner signe de vie. Plus le temps passait, et plus cet instrument de malheur lui causait bien des torts... En règle générale, c'était par son biais que les antipathies proféraient, que les échanges se tendaient et que les insultes se densifiaient. Récemment, le Phoenix avait tant eu à faire qu'il éprouvait une certaine fatigue morale à l'idée d'en rajouter une couche. Pourtant, que pouvait-il faire d'autre ? Repousser nonchalamment la moindre de ses responsabilités, le moindre de ses devoirs, sous prétexte qu'un poids déjà trop grand l'accablait, le tiraillait ? Cela aurait été stérile et immature. Il était devenu capitaine par la force des choses, certes, quasiment contre son gré, suite à la rencontre improbable qui avait été la leur, à Hato et à lui... Mais il était devenu capitaine en tout état de cause. C'était un rôle qu'il avait embrassé à cœur joie, dans les bons comme les mauvais moments. Et un rôle qui lui seyait, à en croire les mots qui couraient à son sujet. Un rôle qui serait certainement le sien jusqu'à sa mort...



S'attendait-il à trouver l'une de ses plus anciennes amies au bout du fil ? L'une de ses plus proches confidentes, l'une de ses premières camarades, de celles et ceux, infiniment restreints, qui l'avaient forgé et avaient contribué à faire du Phoenix l'homme qu'il était aujourd'hui ? Bien sûr que non. Comment aurait-il pu s'en douter, par ailleurs ? Sa tête, harassée par des monceaux de formalités et de devoirs, n'était guère tournée vers les figures qui, de son point de vue, faisaient office de compagnons parmi les plus rassurants et les plus aimables qu'il ait jamais côtoyé. D'une certaine manière, il n'aurait même pas été tout-à-fait erroné de dire qu'il avait alors oublié l'existence d'Element... ou plutôt qu'il l'avait rangée, précieusement, au fond du tiroir auquel elle semblait appartenir. Celui de son passé, celui de ses fondations. En aucun cas celui de l'avenir... Considérait-il qu'ils ne se croiseraient jamais plus, qu'ils ne seraient jamais amenés à combattre côte-à-côte ? C'était une question pénible à laquelle il n'avait à la vérité jamais songé : il préférait éloigner sans ménagement ce type de considérations. La réalité, c'était que les Storms étaient encore une blessure trop fraîche pour qu'il puisse l'exposer durablement : il ne s'était autorisé à pleurer leur perte qu'un mois auparavant, tout au plus, après tout... Son deuil avait encore un long chemin à parcourir. Long chemin durant lequel il se consacrerait à son travail, comme il avait toujours si bien su le faire...

Ce n'est pas que je ne voulais pas, je ne pouvais pas !

"Il faut que tu me comprennes." lança t-elle, sans même ressentir le besoin de se présenter. Elle n'en avait de toute façon pas besoin. Le jeune capitaine savait que cette voix qui appartenait il y'a encore peu de temps aux fantômes du passé était celle d'un morceau d'âme retrouvé. Elle se leva de la table, terminant d'écraser sa cigarette dans le cendrier et commença alors à faire les cent pas, Nakata de son côté pouvait surement l'entendre user le plancher de sa modeste demeure. Element passa sa main dans ses cheveux avant de l'emmener sur son visage pour se frotter les yeux et les joues, comme le ferait un enfant fatigué avant de dire bonne nuit, si l'on peut user de cette métaphore ici. Finalement elle s'appuya sur un mur en soupirant et lâcha un sourire désolé.

"Il faut que tu me comprennes... Je n'ai pas la légitimité ni le courage de te suivre aujourd'hui... Tu me sembles, comment dire ? Si loin. Tu es devenu quelqu'un de grand alors que moi, j'ai stagné. Tu as avancé pendant que je me contentais de rester en vie en protégeant les miens, l'héritage d'Hato, tout comme tu le fais à ta manière. Je ne sais pas si c'est très clair ?" Elle pencha la tête en avant en attrapant un nouvelle cigarette dans sa poche, venant la porter à ses lèvres en l'allumant en se raclant la gorge comme pour laisser le temps à ses idées de se remettre en place. "Il faut que tu me comprennes. Dis-le. Dis... Tu me comprends...?"

Ces mots-là étaient l'évidence même. Ceux qui devaient suivre, en revanche, moururent dans sa gorge sans qu'il ne sache précisément lesquels prononcer, l'air hébété. Il avait imaginé, bien sûr, qu'elle finirait par le contacter. Le fait d'avoir décidé de la reléguer momentanément au second plan, au moins jusqu'à ce qu'il dispose de davantage de temps libre pour traiter avec elle, ne signifiait pas pour autant que sa psyché ne réalisait pas d'elle-même son petit bonhomme de chemin... Elle ne pouvait pas se contenter de le fuir éternellement, pas après leur première séparation, sanglante et brutale. Elle n'était pas lâche, pas autant en tout cas qu'elle ne pouvait le laisser penser de prime abord... Car dans le cas contraire, jamais un guerrier de la trempe d'Hato n'aurait décidé de s'encombrer d'elle. Elle avait simplement besoin de temps, tout comme lui. Leurs retrouvailles avaient eu un effet flagrant sur le capitaine blond, dont les fondations avaient été remuées violemment, au moment où il s'y attendait le moins. Si Element savait qu'il avait survécu, si elle avait eu la possibilité de suivre son périple de loin, dans l'ombre, elle n'en avait elle-même pas moins été confrontée à ses pires chimères, dans ce tripot peu fréquentable de Shabondy... Ils portaient les stigmates de leur périple conjoint, et les mémoires de leurs défunts proches les tiraillaient sans doute autant l'un que l'autre. Ils étaient à fleur de peau. Pas aussi expressifs, pas aussi exubérants l'un que l'autre, mais tout aussi vivants, incontestablement...



Aurait-il tourné les talons, toutefois ? Se serait-il fait violence en considérant qu'il se devait de progresser ardemment afin de rattraper le niveau d'Element, ou aurait-il, à son instar, préféré se défiler au moment venu ? La question demeurait entière et le Phoenix, de son côté, ne disposait pas encore d'un recul suffisant pour y répondre. Il se chargea donc de ne pas se l'imposer, et préféra poursuivre en parlant d'une voix ferme et assurée, malgré le fait qu'il prononçait les mots tels qu'ils lui apparaissaient, dans leur plus limpide simplicité.



Leurs traces, plurielles, à Hato et à Raphaël, entre autres. Le Phoenix s'était fait le héraut de leur cause depuis belle lurette... Il persévérerait autant qu'il le faudrait. Et malgré la dureté de ses mots, qu'il ne mâchait pas, il n'éprouvait pas l'ombre d'une rancune à l'égard de sa vieille amie. Il savait, et c'était là la chose la plus importante, qu'elle ne tomberait pas dans de regrettables travers. Qu'elle continuerait, à sa manière et à son échelle, à faire le bien. Quant au reste, tout un chacun ne pouvait pas forcément s'élancer sur le Nouveau Monde avec l'ambition d'en finir avec ces tyrans de Yonkous, pour bâtir un Empire susceptible d'inquiéter le Gouvernement Mondial... Elle aurait d'autres tâches à remplir, d'autres exploits à réaliser en temps et en heure. Il était capital pour elle de défaire sa conscience du poids qui y était greffé. Elle devait comprendre, même si cela semblait terriblement amer, qu'elle n'était pas nécessaire. Tengoku no Seigi avait toujours relevé les défis dont son parcours était juché, et son capitaine avait toujours mené la barre d'une main ferme : en cela, ni Hato, ni Méliandre, ni Holly n'avaient été indispensables. Pourquoi Element, étrangère aux prémisses de leurs épopées, aurait-elle été différente ?



Ils étaient de désagréables vestiges de l'équipage de Raphaël, du point de vue du Gouvernement Mondial, mais ils avaient d'une certaine manière transcendé leur ancien capitaine. A l'heure actuelle, Nakata était tout ce que l'ange déchu n'avait jamais pu être, fauché dans la primeur de sa jeunesse, lors même qu'il était plus prometteur que mûr... Element, elle aussi, avait les moyens de dépasser l'aura resplendissante de leur ancien mentor, et de marquer la piraterie d'une trace indélébile.
On leur avait forgé des armes susceptibles de faire trembler le Monde : c'était à eux d'en user à bon escient.

Il aurait aimé ajouter quelque chose. Il aurait adoré, même. Mais il n'en eut pas le loisir : son interlocutrice ne lui en laissa pas la chance, à vrai dire. Les propos qu'elle contenait jusqu'à présent et qui semblaient lui brûler les lèvres semblèrent libérés soudainement par la maturité de l'ancien capitaine corsaire, décidément plus compréhensif qu'il n'aurait dû l'être à son âge. Lui et Element s'étaient perdus de vue pendant longtemps. Trop longtemps pour pouvoir se montrer aussi familiers qu'à l'époque, trop longtemps pour pouvoir affirmer qu'ils se connaissaient encore sur le bout des doigts... Mais pas assez pour s'affirmer étrangers pour autant. Ou les deux pirates s'estimaient-ils mutuellement simplement car ils avaient vécu conjointement des événements forts, lesquels avaient pu les marquer de façon indélébile ? C'était difficile à dire, mais il allait sans dire qu'ils ne pourraient plus jamais s'ignorer éternellement : ils étaient à la fois très proches et lointains, parce que leurs vies respectives les avaient amenés à se côtoyer pour mieux se séparer, inlassablement, rencontre après rencontre. Un léger sourire teinta le visage du mythique tandis qu'il raccrochait pesamment, plus guilleret qu'il ne l'avait été à l'instant de décrocher, sans pour autant être tout-à-fait déserté de ses angoisses et de ses regrets, qu'il cultivait encore à foison. C'était une bonne chose que de la savoir à nouveau énergique, à nouveau déterminée : il avait hâte de suivre ses progrès par presse interposée, comme elle avait longtemps durant pu faire de même à son égard. Elle souhaitait les retrouver, lui et Kyoshiro, dès lors qu'elle en aurait le loisir... Dès lors qu'elle s'en estimerait digne, peut-être. Ils attendraient sa venue : ils n'avaient pas d'autre choix. Cela aurait été lui manquer grossièrement de respect que de se jeter à sa suite, que de tenter de provoquer le destin et de précipiter leurs retrouvailles... Or, Nakata ne pouvait se montrer aussi inconséquent et irrespectueux. Il se doutait qu'il en était de même pour son bras-droit : ils n'étaient pas hommes à piétiner les ambitions d'autrui, a fortiori quand il s'agissait de personnes ayant un tant soit peu de valeur à leurs yeux. Et de la valeur, Element en avait à revendre... C'était potentiellement là la certitude qui amenait le Phoenix à penser qu'il entendrait très rapidement à nouveau parler d'elle.

Le musicien se redressa et, lentement, fit craquer son dos en se courbant vers l'arrière. Les eaux troubles du Nouveau Monde allaient finir par s'ouvrir face à la proue du Kibo : tôt ou tard, ils surgiraient et engageraient leur nouveau et probablement dernier périple. Celui qui les mènerait jusqu'au bout de ce lugubre océan... Parviendraient-ils à le dompter, ou failliraient-ils à la tâche comme tant d'autres avant eux ? Dans un cas comme dans l'autre, le Phoenix pouvait l'assurer sans la moindre hésitation : il se donnerait à fond. Car il savait que là-bas, de l'autre côté de Red Line, quelque part, se trouverait constamment une tête familière qui lorgnerait ses actes et féliciterait son mérite.