Au nom du Père, du Fils
et du Roi
Mont Corvo, automne 1506.
A quiconque trouvera ces quelques lignes.
Pendant bien longtemps, je n’ai pas connu le doute.
C’était la vie qui m’avait mené là où je me trouvais. Elle ne m’avait pas laissé le choix. Que ce soit sur ma naissance dans les quartiers bas, la fièvre qui avait emporté ma mère, mon adolescence dans les décombres, ma survie dans la forêt, la vie n’avait à aucun moment jugé bon de me demander mon avis. Jusqu’à cet homme dont j’ai croisé le chemin. Ce garçon qui a longtemps été mon grand frère, qui m’a soutenu, formé, nourri et donné une famille.
Ce garçon que j’ai juré de suivre jusqu’au bout du monde. C’était la première décision autonome que je prenais de ma courte existence. J’en étais en tout cas persuadé.
Pourquoi aurais-je douté ? Tout était si progressif. Je ne l’avais pas réellement perçu ; peut-être était-ce le cas de la plupart d’entre nous d’ailleurs. Et nous étions bons pour nous en convaincre. A chaque nouvelle action, nous étions plus sûrs de nous. Nous faisions ce que nous devions pour survivre, pour asseoir notre place. Ce n’était d’ailleurs pas bien grave, en comparaison avec ce que la vie, le monde, ce pays nous avaient fait subir. Nous n’étions pas des hommes mauvais ; nous ne faisions que reprendre ce qui nous avait été oté.
Nous obtenions justice.
L’aveuglement est puissant, lorsque l’on s’enfonce dans l’horreur. Au rythme effrené où avancent les choses, rien ne peut nous faire ouvrir les yeux sur ce que l’on est en train de devenir. Tout devient justifié, et ce que l’on sème sur son passage perd de son sens. A l’exception de soi-même et des gens qui nous entourent, la réalité devient de moins en moins tangible. Les vies que l’on marquent à jamais deviennent anecdotiques ; elles ne sont que des silhouettes dans notre histoire. Elles passent autour de nous sans la moindre incidence. Elles ne nous touchent pas, puisqu’elles n’existent pas réellement, en tout cas pas autant que nous. Seuls importons, nous. Et surtout,
lui.
Et ça a fini par payer. Les vents ont tourné, et il a obtenu ce qu’il avait toujours désiré. Par extension, nous aussi. Nous sommes devenus ceux que nous enviions, ceux qui nous avaient tout pris, toutes ces années durant. Par la force des choses, nous avons pris notre retraite, puisque nous n’avions plus besoin de cette vie-là.
Nous nous sommes sédentarisés, sûrs de notre victoire. Et c’est qui a causé ma perte ; c’est ce qui causera également la sienne un jour, j’en suis convaincu.
Car avec l’inactivité et le temps libre, viennent les pensées si longtemps réprimées. Avec elles se réveille le doute, enfin. Puis naissent les remords. Cette personne que l’on a été se révèle à nous, tel un monstre hideux qui retire son masque. La réalisation est brutale.
Lui aussi a perdu le masque qui me cachait sa vraie nature. Pour la première fois en tant d’années, j’ai remis en cause son jugement, et j’ai commencé à le voir pour celui qu’il était réellement. Je me suis éloigné de lui, quant bien même j’avais une place de choix à ses côtés. Il l’a sans doute pressenti. Il n’a sans doute pas apprécié.
Ce n’est pas facile, d’abandonner tous ses repères. De renier ce dont on a été si certain, si longtemps. De renier ceux en qui on a cru, et de se retrouver seul. Complètement seul.
Je ne demande pas à être pris en pitié ; je suis conscient de mon passé. Je suis conscient de la souffrance que j’ai causé, et du sang qui macule mes mains. Je suis conscient qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, pour moi comme pour ceux qui ont eu le malheur de croiser ma route.
Je suis conscient de l’homme que j’ai été. Je ne demande qu’une chance d’être celui que je souhaite devenir à présent.
Je le jure, ce n’est pas la peur des représailles qui parle. Je sais bien que nombreux sont ceux à vouloir ma peau ; aussi bien les pères endeuillés que les anciens camarades trahis. Lui non plus ne résistera pas longtemps à l’envie de me faire taire, si la nécessité s’en fait trop pressante. Je sens déjà son ombre s’approcher, levant la lame au-dessus de ma tête. Il ne prendra pas le risque de me laisser détruire ce qu’il a tant lutté pour avoir. Je ne serai qu’un sacrifice de plus sur sa liste.
Mais le risque sur mon corps est bien peu, comparé à celui sur mon âme. Je ne peux plus soutenir ce poids sur mes épaules.
En ce jour, devant Saint-Constantin, ses apôtres et ses suivants, devant les nobles de Goa et les brigants du Grey Terminal, devant Krug Verrat et Alban Mallory, je me repents.
Si le pardon ne peut m’être accordé, je souhaite au moins obtenir une chance de racheter mes péchés. Je le jure devant le ciel, j’y dédierai ma vie s’il le faut.
Au nom du père et du fils…
En celui du Roi s’il le faut,
Seigneur, je vous en conjure,
Offrez-moi l’absolution.
Je remets mon âme entre vos mains.
Wyatt L. London