Il ne savait pas vraiment où il était ni ce qu’il faisait ici. Pour Erwin, c’était devenu son quotidien d’être baladé de ports en ports, de navires en navires. Personne ne voulait de lui. Ses collègues le traitaient de mousse ingrat, incapable de remercier qui que ce soit, d’apporter un instant de tendresse pour marquer son affection ou de gérer même les plus simples des conversations. Il était vide, aussi bien intérieurement que socialement. Quelque part, il n’était juste pas capable d’avoir des interactions. Il agissait comme un enfant qui n’aurait pas encore acquis le langage, ou un animal qui se baserait sur les intonations pour mimer l’émotion adéquate à la situation.

Les lieux qu’il aborderait ce jour-là ne seraient pas différents de d’habitude : bruyants, vivants, fourmillant de marchands tandis que son équipe ferait le ravitaillement. A ses côtés, il y aurait Vicky. La femme-lapine s’était affectionnée pour le garçon. A bord de ce navire, ils représentaient tous deux une particularité : très rares étaient les membres de la race des hommes-animaux qui portaient les couleurs de la marine, tant les stigmates de l’esclavagisme étaient encore présents. Cependant, pour la lapine, les paroles de Saint-Constantin étaient un nectar, et elle s’y attachait de toutes ses forces. Elle était rentrée dans la marine pour le servir, considérant que c’était son armée qu’il était en train de former.

Erwin s’approcha de la demoiselle, et la serra dans ses bras, plongeant sa tête dans sa poitrine pour profiter du confort que cela lui procurait. Il se contentait de s’y installer, sans frotter ni inhaler. Le simple contact l’adoucissait, et tandis qu’il profitait de ces instants de bonheur éphémères, la haine de ses camarades grandissait progressivement, tel un poison qui allait finalement lui porter préjudice.

Après avoir lavé le pont – ou plutôt avoir passé un coup sans s’attarder sur les tâches contrairement à ce qu’on lui demandait – Erwin s’était fait aborder par deux matelots. Ils parlaient très fort, sûrement pour ne rien dire. Il pencha la tête à droite, puis il pencha la tête à gauche pour marquer deux fois son incompréhension. Leur ton était trop monotone pour qu’il puisse en tirer quelque chose. Cependant, il voulait faire plaisir, et lorsqu’il vit que les deux hommes l’invitaient à le suivre, il ne put s’empêcher d’aller dans leur sillon.

Ils quittèrent le navire amarré au port, dont le navigateur était en train de charger les dernières marchandises pour reprendre la mer. Alors qu’ils s’attardaient dans une ruelle sombre sans qu’il ne comprenne pourquoi, le premier des deux hommes, le plus costaud, attrapa le poignet d’Erwin gentiment. Il lui caressa les cheveux, ce que le garçon accueillit comme une marque d’affection.

- Tu attends ici, d’accord ?

Il ne comprenait pas, mais le doigt était positionné vers le sol, et le blond en déduisit qu’il devait rester sur place. Ou du moins, il fit comme d’habitude : il écouta son instinct sans se soucier d’une quelconque signification. Il sentit le bracelet froid d’une paire de menottes autour de son poignet, tandis que la seconde partie était attachée à une sorte de morceau de métal qui sortait de la maison pour y rentrer un peu en dessous.

Pendant ce temps, le second homme passa les seules affaires qu’il avait pu trouver au garçon : une tenue de danseuse exotique, un peu dénudée mais parfaite pour couvrir le corps de l’adolescent.

- Il est plutôt musclé, hein ?
- J’m’en fiche de ce à quoi… Oh ouais putain, j’imaginais pas.

Ils avaient l’air étonné. Enfin, après quelques instants à vérifier la solidité du lien qui maintenait le garçon au mur, ils se tournèrent et se mirent à partir.

- Hé ! Héla Erwin avec un air malheureux.

Malheureux de voir partir les hommes de l’équipage. Il les héla à nouveau tandis qu’ils s’éloignaient, utilisant la seule onomatopée qu’il pouvait prononcer. Enfin, ils disparurent, et les minutes interminables se mirent à passer. Le bruit d’un navire qui quittait le port arriva aux oreilles du petit marine qui ne comprenait pas que les siens étaient en train de s’en aller, sans lui. Il attendrait cependant encore un moment, avant de finalement oublier le geste initial qui le poussait à rester ici.

D’un geste brusque, il tira sur les menottes… Et le mur partit avec lui, se décrochant de la structure à laquelle il était attaché. Les deux étages, liés par une structure métallique complexe, se détachèrent donc dans le sillage. Un hurlement retentit tandis que le blondinet en habits féminins titubait sur le côté. Une canalisation venait de se détacher, et le sol fut bientôt recouvert d’eau tandis qu’un homme mettait une serviette autour de sa large bedaine, abasourdi par le spectacle du mur mouvant. Pour l’instant, personne ne voyait le blondinet, caché derrière son mur… Pour combien de temps encore ?

Rapidement, la fumée avait envahi les lieux et recouvrait la totalité de la scène, obligeant les quelques personnes présentes à se repérer à l’instant. Erwin faisait d’ailleurs parti de ces fieffés personnages puisqu’il n’y voyait rien, ayant même fermé les yeux pour l’occasion. Il finirait par s’arrêter de bouger, incapable de faire quoique ce soit sans que son mouvement soit contraint par les menottes, encore reliées au pan de mur qu’il venait d’arracher. La structure n’était pas très solide, mais il fallait une force démesurée pour en arriver là. C’était le cas de cet adolescent.

Finalement, quelqu’un arriva. Quelqu’un de bienveillant, du moins c’est ce que croyait le blondinet. Il ne pouvait pas réellement comprendre les intentions que les autres avaient envers lui, mais il était capable de réagir par instinct ou mimiques, créant ainsi des situations où on pouvait avoir l’impression d’avoir réussi à entrer en communication. S’il heurta Lloyd et tomba en arrière, ce fut uniquement sous le coup de la surprise : normalement, le jeune homme aurait pu rebondir sur lui, s’il avait maintenu ses appuis au sol. Laissant donc son corps se balancer, il fronça les sourcils et se releva, libre.

- Eh ! Dirait-il comme un remerciement, avant de remarquer qu’il avalait de la fumer.

Il joua un peu avec sa langue pâteuse tandis que la personne disparaissait après l’avoir sorti de ce guêpier. Fronçant les sourcils, il tira sa langue et essaya avec ses doigts sales d’enlever la poussière, ne faisant qu’augmenter les dépôts qui se trouvaient dessus. Il utilisa alors ses dents et sa salive, mais la sensation désagréable ne semblait pas pouvoir disparaître pour autant. Malgré ses multiples tentatives, il fut donc condamné à avoir quelques minutes au moins le goût dans la bouche. Ses yeux s’embuèrent tandis qu’il recherchait à se débarrasser de la frustration qui commençait à l’habiter… Avant de se concentrer sur autre chose. Pour l’instant, tout ce qu’il ressentait était très volatile, arrivant et partant de manière étrangement rapide.

La pluie commença à tomber et abattit avec elle les derniers morceaux de fumée qui résistaient. Secouant la tête, Erwin fronça les sourcils et essaya de comprendre ce qu’il se passait… Puis il ouvrit la bouche, et attrapait les gouttes d’eau quand l’homme revint, alors qu’il était toujours sur place. Il ne fit au départ pas attention à lui : il n’était pas conscient de ce qu’il se passait. Son regard descendit, et il vit son sauveur partir. Son instinct lui commanda de suivre la main qui l’avait sauvée, et il prit sa suite.

- Eh ! Eeeeeeh ! Continuerait-il avec enthousiasme.

Avait-il reçu un coup sur la tête ? Etait-il limité ? C’était bien souvent les questions qu’on pouvait se poser. La réponse n’était pas si simple, mais Erwin avait l’incapacité d’y répondre. Il n’était qu’un pion que le destin déplaçait avec facétie. Quand il aurait accompli l’objectif ultime de sa pourtant courte vie, il serait inutile. Pour l’instant, il n’était qu’un garçon incapable de s’exprimer, incapable de se comporter correctement, qui envisageait peu de choses, ne construisait aucuns concepts, n’était capable de communiquer que sur instinct pour réclamer des choses comme de la nourriture. C’était un animal dans un corps d’humain, et bientôt Lloyd en aurait pleinement conscience.

Enfin, s’il décidait de fouiller, il pourrait voir dépasser un morceau de papier qui avait été sali par la poussière. Il s’agissait d’un prénom « Erwin », tout simplement, et le soldat du Royaume pourrait bientôt l’appeler comme ça. Où allait-il le diriger ? Qu’allait-il lui faire ? Tant de questions que le blond, qui vivait l’instant présent, ne se posait absolument pas.