Il reniflait la présence du crime sur cette île. Quelques extorsions douteuses, quelques cris de détresse, attiraient parfois son attention. Il n’avait pas l’habitude de venir en aide à la veuve et à l’orphelin, d’autant plus qu’ici tout se déroulait en huit clos. Les murs des maisons étaient suffisamment fins pour qu’on entende la bonne se faire corriger par le truand, et quand il en avait fini, il rotait de tout son saoul le repas qu’il avait mangé sans bénédicité. Le signe que cette population était loin des fanatismes religieux était autant lié à la discorde ambiante qu’au manque de représentations de l’église. Pour les Constantinistes, la présence d’icônes était importante, elle permettait de rappeler au peuple que les garants du Gouvernement Mondial veillait toujours sur eux.

Pour ce qu’il en savait, ce regard n’était pas toujours bienveillant, et si certains semblaient perdus dans une idolâtrie bienveillante, d’autres avaient la forme du crime inscrite dans leurs cœurs. Chief ne s’évertuait pas à observer les comportements des imbéciles heureux en vain : ils étaient peut-être l’une des clefs qu’il pourrait utiliser pour ouvrir la Boite de Pandore qui se cachait chez ses ennemis croyants.

La neige avait cessé de tomber depuis déjà quelques heures. Le manteau blanc recouvrait les alentours, et le froid environnant donnait envie de boire quelque chose de chaud pour se réconforter. Le garçon taquin n’était cependant pas dans cette optique. Il voyageait avec la certitude qu’un événement allait se produire sur cette île. La cible qu’il pourchassait dans la matinée avait décidé de garder le silence, et son corps était allé nourrir les poissons d’une des criques de l’île. Sa gorge avait été sauvagement dégagée contre les parois qui, bientôt recouvertes d’eau, oublieraient rapidement la présence de cet homicide.

Il s’était encore une fois pris au jeu. Tuer ou être tué, ça lui arrivait souvent. A présent, il devait trouver un endroit où dormir. Passer la nuit jusqu’au lendemain lui permettrait d’attraper un navire dans la matinée pour quitter Ironfall et ses étranges habitants. Il s’approcha d’une auberge, y pénétra en ouvrant la porte sans faire de bruit. Ses pas étaient discrets malgré la neige. Il n’aimait pas se faire remarquer.

Quand le patron vit le nouvel arrivant, il fronça les sourcils. Il fut encore plus intrigué lorsqu’il remarqua qu’il n’était pas seul. Derrière lui se trouvait un homme plus grand, les cheveux noirs, la mâchoire carrée, les épaules larges mais le corps svelte. C’était un très bel homme. Celui qui était entré en premier avait des cheveux châtains et un visage plus angulaire, un nez aquilin, une allure plus svelte. Il était beau, lui aussi, d’une certaine manière. Cependant, les deux n’avaient de ressemblance que leurs caractéristiques bipèdes.

- Une chambre, hôtelier, fit Chief en souriant.

Ses dents étaient blanches et bien alignées. Il avait l’air de savoir ce qu’il voulait, dégageant une assurance certaine. Pourtant, ses mains étaient encore légèrement tâchées de sang. Il fronça les sourcils mais ne releva pas pour ne pas avoir d’histoire. Chief remarqua son erreur et, par réflexe, cacha ses doigts dans ses poches. Il sortit une bourse de sa main immaculée, laissant quelques berrys sur le comptoir tandis qu’il prenait sa clef.

Il monta à l’étage avec l’homme taciturne qui le suivait.

L’aubergiste s’empara rapidement de son escargophone, sortant dans le froid. Le vent empêcha Chief de prêter une oreille attentive à ce qu’il disait. Cependant, il était presque certain que la milice de l’île allait bientôt venir pour frapper à sa porte, et lui demander de rendre des comptes. Prenant une bassine d’eau, il commença à s’essuyer les mains pour faire partir le sang. Derrière lui, l’homme aux cheveux bruns prit un livre et s’installa sur le lit, assez rigide, comme s’il était sur une couchette militaire.

- Argh, j’arrive pas à enlever le sang sous mes ongles, pesta le jeune homme.

Il regardait ses ongles avec un air désespéré. Son soupir précisa qu’il attendait clairement de l’aide de quelqu’un d’autre. La personne ciblée fit mine un instant de ne pas remarquer, avant que les soupirs se multiplient et ne finissaient par lui taper sur le système. Il s’approcha sans un mot de son ami et lui attrapa la main et la petite brosse qu’il tenait. Le sourire victorieux de Chief ne fut qu’un court moment de victoire, tandis que ce dernier entendait les hurlements qui s’échangeaient en bas. Les murs étaient définitivement très fins ici. Il s’en fichait. Boern était là, en face de lui, à récurer ses ongles comme l’aurait fait un véritable petit-ami.

Enfin, en réalité, il grognait de mécontentement et s’y prenait comme un manche, mais l’intention était là. Au bout de quelques instants, les pas se firent entendre dans l’escalier. Chief bailla. A ce moment-là, la porte s’ouvrit en grand fracas sur la scène surréaliste d’un grand baraqué qui, plié en deux, tenait la main d’un jeune homme en lui récurant les ongles. Les deux jetèrent un regard interrogateur en direction de l’inconnu qui venait de pénétrer dans les lieux… Enfin, inconnu pour le commun des mortels. Chief avait épluché depuis longtemps les avis de recherche de North Blue, et parmi eux y figurait le visage de Raki Goshuushou.

Pourtant, les criminels n’étaient pas dans sa ligne de mire. Il en avait déjà livré quelques-uns pour gagner quelques milliers de berrys, mais jamais de telles sommes comme le Gouvernement Mondial avaient attribué à ce criminel.

- C’est très aimable de votre part, s’amusa Chief en souriant.
- Je finis ça, et on est à vous, corrigea Boern.

L’homme originaire de Graou Island n’avait pas peur de faire attendre qui que ce soit. Pour le chasseur de prime, c’était différent. Il invita d’un geste le criminel à s’asseoir sur le pied du lit de l’auberge, sachant pertinemment qu’ils risquaient de devoir changer de chambre d’ici la fin de l’entretien.

L’eau dans la bassine était rougeâtre. Elle était le signe du crime qui avait été commis, mais qui n’était rien d’exceptionnel pour un homme sanguinaire comme le Goshuushou. Pour Itazura, rencontrer ce type de personnes n’était pas un problème : ils partageaient cette capacité à retirer la vie de leurs ennemis. Attendant de recevoir sa bière, il en prendrait une gorgée. Boern, lui, continuerait son travail avec minutie, sans s’intéresser à l’alcool qui venait d’entrer. C’était un ancien garde d’une famille royale quelconque.

- J’ai fini, finirait-il par dire en enlevant les derniers résidus de sang.
- Désolé, vous savez ce que c’est, obtenir des informations, ne pas en obtenir, finir par tuer sa cible parce qu’elle n’a plus d’intérêt… Enfin, je doute que j’ai tué un ami à vous.

Chief avait fini par se relever, prenant à nouveau une grande gorgée tandis que Boern retournait s’installer sur le lit pour reprendre son livre, dévisageant très rapidement les deux nouveaux venus. Le Zoan haussa les épaules en regardant son ami avant de s’installer sur une chaise dont le dossier était branlant.

- Je m’appelle Chief, et le gars un peu bourru sur le lit c’est Boern. Je recherche des informations sur les Constantinistes, je traque un peu tous ceux qui pourraient me donner des informations sur leurs représentants, points faibles, manies, tout ce que je pourrais utiliser… Et lui me suit juste. Du coup, vous faîtes quoi sur cette île, M’sieur Goshuushou ?

Il parlait avec un ton plus familier que d’habitude, avalant certains sons. C’était une manière de mettre son interlocuteur en confiance… Toujours dans le but d’extirper des informations comme il avait l’habitude de le faire.

L’odeur de la cigarette n’avait jamais été agréable aux narines de Chief, mais si ce dernier pouvait passer sur de nombreuses choses, il avait insisté pour que son compagnon de route arrête de les griller en sa présence ou s’ils devaient se voir dans les trois jours. Etonnement, et comme souvent par abnégation pour Itazura, Boern s’était plié à cette exigence. Notant l’air amusé de Raki, le jeune homme de vingt-et-un ans se contenta de faire une grimace devant le tabac sans pour autant en relever son dégoût : de toute évidence ça ne pencherait pas dans la balance de savoir s’il aimait ça ou pas, et, ultimement, il s’en foutait.

La personne qu’il poursuivait était en réalité un criminel qui avait des informations, un déserteur, et non quelqu’un de réellement amical au mouvement… Mais soit, il avait refusé de se livrer, de peur des représailles, ou parce qu’il ne savait rien. Son silence lui avait valu de nourrir les poissons d’ici à ce que la marée monte et vienne engloutir son corps. Il n’avait pas fait le ménage derrière lui. L’eau s’en chargerait. Lui détestait l’eau : sa nature de Zoan, sûrement, ou simplement l’idée d’être à la merci d’un élément si… glissant.

- Ah d’accord, répondit Chief en acquiesçant devant l’explication de Raki.

Il était donc le protecteur de l’île. Ce serait peut-être utile s’ils ne devenaient pas ennemis. Pour le chasseur de constantinistes, il n’y avait pas d’intérêt à le capturer. Il se contenta de fixer celui qui parlait sans l’interrompre.

Finalement, la dernière phrase fit presque s’étouffer Boern qui recracha une gorgée de bière sur le lit et se mit à tousser. Il refusait d’étiqueter cette relation comme un échange de câlins ou de choses dans le genre. Il n’appréciait pas l’idée d’être mis dans cette position à vrai dire, et tandis que ses yeux faillirent sortir de ses orbites, le plus jeune répondit :

- On fera attention.
- Mais…
- Quant aux constantinistes, interrompit le Zoan. Je suis à la recherche d’informations permettant de leur nuire. Disons que j’ai un passé avec eux… Et que je souhaite simplement me venger.

Le brun abandonna l’idée de contredire le châtain sur l’image qu’il renvoyait de leur relation. A vrai dire, ce qu’il expliquait était exactement la raison pour laquelle il restait collé à ce garçon : ils avaient partagé un passé avant l’insurrection, et il ne voulait pas que son ami finisse par mourir à cause de son obsession pour la vengeance. C’était une voix bien triste à suivre, et pourtant il finirait par en sortir avec le sang d’autres personnes sur les mains.

Il ne cherchait apparemment pas à rebondir, mais il ingurgita une nouvelle gorgée. Il sourit en regardant Raki, et reprit avec un air amusé :

- Peut-être que vous avez des informations qui pourraient m’intéresser, Monsieur Goshuushou ?

Il arbora le même regard sérieux que son interlocuteur. Les deux hommes pourraient donc patiemment se toiser du regard, sans que l’un d’entre eux ne le baisse de toute évidence. Si la puissance de Raki était supérieure à celle de son interlocuteur, qui s’en doutait à cause de sa prime et de ses exactions, la volonté du D n’avait rien à envier à ce bougre. Quand ils auraient fini d’échanger des mondanités, ils pourraient sûrement en venir à parler du séjour des deux hommes sur l’île.

Une seconde offre, un second refus. Pour Boern, l’alcool n’était pas dans ses petits plaisirs. S’enfilant le premier verre de whiskey sans broncher, comme s’il s’agissait de sirop, le Zoan entama le second avec un air filou. Il était à présent plus détendu devant l’attitude du Goshuushou. Celui-ci n’avait de toute évidence pas de mauvaises intentions à leur égard, ce qui le rassurait plus ou moins. Certes, ils n’étaient pas en péril direct, mais ils avaient mis les pieds sur son territoire et n’avaient pas envisagé de connaître les règles qu’il y avait établi. Au moins, le sang sur ses ongles n’était pas celui d’un innocent que son interlocuteur aurait voulu venger.

Quand il s’exprima un peu plus, évoquant son manque d’information puis ses questionnements sur Goa, Chief crut directement que le sujet de la conversation venait de changer. Il ne s’intéressait pas à l’actualité politique, même s’il avait vaguement entendu ce nom entre deux conversations avec des indics. La plupart ne revenaient pas deux fois, et quand il les envoyait bouler parce qu’ils commençaient à divaguer, ils avaient encore moins l’envie de faire des efforts. Heureusement, il les payait suffisamment pour que quelques-uns d’entre eux soient devenus des réguliers.

Secouant la tête un instant, le Zoan eut finalement une illumination : le royaume de Goa, il en avait entendu parler.

- Goa, c’est sur l’île de Dawn, sur East Blue ?
- Le dernier roi est mort, et Krug Verrat est le nouveau régent. Selon l’indic, les événements qui seraient lié à son ascension seraient suspects.

Le jeune homme fronça les sourcils tandis que Boern prenait la parole. Sa voix était grave, posée et, pour ce qui le concernait, enjôleuse. Ses intonations, ses lèvres, tout rappelait à Chief à quel point il avait affaire à un homme, un vrai. Pour lui, c’était l’archétype de ce à quoi il avait aspiré toute sa vie sans que ses épaules maigres ou son teint parfois blafard ne le lui permette. Aujourd’hui, si la mélanine avait commencé à faire effet, sa largueur d’épaule n’avait pas encore augmentée. Elle était plus importante sous forme hybride, grâce à sa musculature, mais c’était hors de question qu’il passa sa vie avec autant de poils.

- Il y a un Q.G. de la marine là-bas, et la mer se radicalise rapidement.

« Radicaliser », c’était déjà un jugement. Il considérait que les constantinistes étaient des extrémistes dans l’âme, alors qu’en réalité leurs préceptes n’étaient pas éloignés de ceux des bons penseurs. Ils avaient sûrement l’impression de rendre le monde meilleur, ce qui débectait Itazura. Le Mischief était loin de vouloir un monde parfait : il était trop individualiste pour cela. S’il voyait quelqu’un en détresse, il détournait souvent le regard pour ne s’intéresser qu’à ses objectifs. Un air pensif, il ne mit que très peu de temps à engloutir le reste de son verre de whiskey – le deuxième – et à demander la petite sœur au laquais – du moins c’est ce qu’il semblait être dans l’esprit à présent embrumé par l’alcool du chasseur de primes.

- Et donc, c’est quoi le lien avec moi ?

Il faillit hoqueter, mais se retint. Tout ça promettait de se transformer en sacré mal de crâne.

« C’est ce qu’ils disent tous. » aurait aimé dire Chief s’il n’avait pas trouvé cela étrange que Raki regrette de ne pas avoir été lui-même l’instrument de sa réputation. Certes, tuer un roi ça en jetait, mais se faire accuser d’avoir tué un roi à tort, c’était sûrement moins commun que de vraiment en assassiner un. Enfin, un fait avéré : East Blue se radicalisait plus rapidement que les autres mers, sûrement à cause du Vice-Amiral Hérail qui était à sa tête. Selon les dernières nouvelles, c’était même l’un des fervents de Saint-Constantin, et il prônait sans modération le Constantinisme.

Ce Raki avait quelque chose de paternaliste qui n’était pas sans plaire au chasseur de marines. Le garçon avait en effet l’impression de trouver là une figure d’autorité qui pourrait absorber ses ambitions grâce à des ressources auxquelles, seul, il n’avait pas accès. De plus, leurs ambitions n’étaient de toutes évidences pas antagonistes : dans un cas comme dans l’autre, se frotter aux marines l’amènerait forcément à en apprendre plus sur ses ennemis premiers. Si son raisonnement n’était pas entier, car manquait sûrement d’informations, il avait au moins le potentiel d’exister. Sourire sur les lèvres, Chief continuait de boire les paroles de Raki, comme celles d’un prophète – ironique, n’est-ce pas ?

Boern se distanciait plus de tout cela, fermant les yeux et s’étirant. Il laissait apercevoir une musculature très bien formée, un torse large, une carrure sportive. Sa mâchoire carrée lui donnait tout d’un mâle dominant, mais il avait ce quelque chose de doux, mystérieux, qui le rendait impossible à situer correctement dans la chaîne alimentaire.

La proposition arriva, proposant de se salir les mains pour arriver à leur objectif. Le jeu allait commencer, et c’était le moment de miser gros pour obtenir ce qu’il désirait à la fin. Soudain, le plus grand des deux sembla porter une plus grande attention à ce que son camarade disait, comme si cette proposition avait su capter pleinement son regard. Enfin, il savait ce qu’allait répondre Chief. Il se demandait cependant si ce n'était pas l'effet de l'alcool qui l'emportait sur la raison. Enfin, le Zoan n’était pas du genre à oublier de jouer quand l’occasion se présentait.

- J’ai hâte de commencer, fit le jeune homme avec un sourire amusé. M’sieur Gosh... Raki, j’suis votre homme ! Et lui… Bah, il continuera à me suivre, mais pour l’instant je doute qu’il fasse quoique ce soit.

Le brun haussa les épaules. Il verrait. Il protégerait son ami en cas de coups durs, mais c’était vrai que s’investir relevait des situations exceptionnelles pour lui. Il valait mieux ne pas le compter comme un élément de frappe pour l’instant. Si Raki posait la question, c’était la réponse que Chief lui fournirait. Ils pourraient continuer d’échanger autour de cela, mais le châtain avait une autre idée en tête pour l’instant.

- Si on se donnait rendez-vous demain matin, à l’endroit de votre choix ? Va falloir que vous voyez de quoi je suis capable, si vous voulez me confier des tâches, lâcha le jeune homme avec une pointe d’excitation dans le regard.

Boern afficha un sourire, cette fois-ci. Il n’allait donc rien cacher de ses capacités, ce qui était une bonne chose. Enfin, il cacherait sûrement son nom entier pendant encore quelques temps. Les légendes allaient bon train sur les personnes qui portaient la particule « D. » dans leur nom, et si Itazura D. Mischief avait conscience d’appartenir à une catégorie de personnes à part, il ne savait pas encore exactement laquelle… Et s’en fichait plutôt ouvertement. C’était tout juste bon pour effrayer les enfants, ça.

Ses dents blanches, bien alignées, accueilleraient la réponse de Raki tandis que l’affaire aurait été vite conclue. De toute évidence, une nuit de sommeil permettrait aux deux collaborateurs, Raki et Chief, de réfléchir et de revenir en pleine forme pour une démonstration de ses aptitudes.