Tu as séché tes larmes, craquelé ta peau Abimé ton âme en en rongeant Ce qui dépassait, les morceaux sanguinolents De ton être qui s’est à jamais noyé
Flash-Back : -5 ans
Ils avaient cousu leurs yeux et muselé leurs cris, chers enfants de la discorde, dès qu’approchait l’occasion de pouvoir un jour retrouver leur humanité. Elle était loin, loin, sous la nuit noire, avec les cris de surprise, avec le sang qui roulait et qui bouchait les oreilles et qui crevait le cœur, avec la sécurité à jamais perdue, avec les cris de rage qui s’étaient mués en peine glacée. C’était comme rire et comme sourire, c’était un peu mourir parce que tout resté figé dans le sel de la mer, dans le bleu du ciel et dans le bois du Géhenna qui guidait leurs pas et les empêcher de s’échouer, à nouveau, sur les rives de leur désespoir.
Il murmurait souvent « De toute façon, c’est comme naviguer sur son propre tombeau, c’est beau et terrible à la fois, tu ne trouves pas, Rena ? Rena, Rena, dis-moi ce que tu penses, dis-moi qu’ici, je ne pourrai pas couler, je ne pourrai pas être enterré parce que sinon je vais en crever. » mais il ne le disait jamais devant elle, jamais, jamais, c’était impossible, il ne pouvait tout simplement pas lui décrire, lui faire miroiter le froid des nuits sans lune, l’odeur de la terre retournée et la peur viscérale, celle de savoir qu’il n’y avait pas de lumière au dehors.
Il aurait voulu voir dans les flots déchainés sa couronne disparue, le feu sous les cicatrices et les sourires rassurants sous les orages et les tempêtes mais c’était loin, déjà, il était révolu, le temps de leurs belles paroles et de leur insouciance. Quand il tentait de se souvenir, il voyait une fumée épaisse, d’un gris sale, des murs décrépis, des bouteilles qui roulaient sur le sol et des ailées tranchées net. Il avait envie de demander, parfois, si elle pouvait à nouveau les faire apparaître, en tirant sur la peau, sur les moignons, même si ce ne serait jamais qu’un vestige, un squelette incomplet et blafard sur sa peau qu’il savait trop pâle. Mais il n’osait pas parce qu'elle s'était enfuie, déjà, leur enfance et leurs batailles, la mer les avait ensevelies et son tombeau vivant avait laissé une immense déchirure dans ses souvenirs, une porte ouverte à des peurs et à des illusions que seul l’oubli réparateur pourrait un jour refermer.
Mais il ne le pouvait pas, pas maintenant, pas aujourd’hui, pas demain, jamais, jamais, c’était une tâche indélébile comme des cicatrices qui refusaient de s’effacer.
Je crois que je suis un peu fatigué. Je crois que que l’odeur de la mer me donne le vertige. Je crois que si je reste une minute de plus sur ce foutu bateau, je vais le réduire en flammes. Je crois que je ne crois plus, tu sais, c’est affreux.
On l’entendait souvent murmurer, ruminer, c’était des cris et des cris et des cris, encore, de la rage brute qu’il ne savait exprimer et des regrets qui pleuvaient toujours sur ses yeux clos. Il n’osait pas lui parler, il n’osait pas vérifier, c’était bien elle, elle l’avait hissé du plus bas, elle lui avait à nouveau montré un chemin mais il voyait à chaque fois le trou béant dans ses yeux, face à chaque miroir et il répétait « Peu importe, peu importe, la mer finira bien par y recracher mon cadavre. »
Les routes s’enchainaient, les flots avalaient leur bateau pour dessiner un chemin qu’il retraçait mentalement, chaque nuit, pour tenter de rester éloigné de Qarpiz par la pensée et le corps, par toutes les fibres de son être. Parfois, seulement, il arrivait à dormir et se réveillait, tout aussi vite, pour confier aux ténèbres de la nuit que tout allait bien, autour de lui, il n’y avait pas de la terre et des pleurs mais seulement une cabine et des respirations paisibles.
…………………………
Sa bouche est pâteuse, forme une moue un peu écœurée, un peu irritée et ses yeux ne quittent pas le sable. Il attrape des mots au vol, des petits riens qui soufflent qu’ils sont dans l’Archipel Ogao et qu’ils ne devraient pas manquer l’occasion de voir le cirque, vraiment, parce que c’est à voir et que ce serait criminel d’y passer sans jeter un coup d’œil. Il est tenté de grommeler et de retourner dormir, loin du soleil tapant, loin des voix qui s’éveillent et loin, loin, du sable familier qui crisse sous la coque du navire.
Une main énergique le tire au dehors, sans ménagement, sans lui laisser le temps de protester, sans lui donner de choix et un court instant, c’est presque comme avant, quand il suivait la chevelure éclatante dans la foule pour s’y faire une place, pour garder plus longtemps les morts et pour éloigner les vivants. Il voit toujours son dos, c’est ainsi, c’est si ironique et si ridicule, il pourrait tout simplement lui dire « Rena, ne me laisse pas derrière sinon je vais devenir dingue, encore, encore. » mais il suit en râlant un peu, pour la forme. Pour donner le change et pour faire partir la boule immense dans sa gorge, le cratère dans son cœur.
« J’ai pas envie d’aller voir des clowns, on en a déjà plein le bateau, tu crois pas ? » Il grogne, bougon, il traine des pieds mais il suit, regarde à peine autour de lui. « Non mais ce gosse, tu l’as vu, il veut vraiment que je lui en colle une, tu crois pas ? Rena, Rena, arrête-toi un moment, je sais même pas où on va. »
Sa voix tremble, un peu, une inspiration, expiration, recentrer son regard et regarder, observer, pour ne pas hurler. Sa patience est déjà à bout alors qu’ils sont à peine sortis. Autour d’eux, les autres se sont déjà éparpillés, empressés de se détendre, de trouver un quelconque intérêt à cet endroit qui le met plus mal à l’aise qu’autre chose.
(De toute façon, tout te fout mal à l’aise, depuis, tu es comme un putain d’adolescent, à te dire que tu n’es à ta place nulle part, que tu as volé ta place parmi les vivants par des mensonges et des chemins secrets et des sacrifices que tu n’étais pas encore prêt à offrir. Tu as peur que chaque nouvelle entrée, chaque nouvelle sortie, chaque geste, aussi quelconque soit-il, raccourcisse encore ton temps. Elle est loin, ta tranquillité d’esprit, envolée, enterrée et il n’y a désormais plus que Rena pour te maintenir accroché à la terre que tu foules des pieds sans même y penser. )
« Oy, vous deux ! Oui oui, c’est bien à toi que je parle ! Vous voulez faire un petit détour par le cirque ? On fait les préparations avant le spectacle, ça en vaut le coup d’œil. »
Le sourire amical du garçon le fait grincer des dents mais le petit attroupement qui s’est fait autour de lui les décide, ils n’ont rien à perdre et ce ne sont jamais que quelques moments, un passe-temps comme un autre et les voilà qui suivent, presque dociles.
(Évidemment, tu pousses ceux qui t’approchent de trop près, tu restes silencieux sauf pour glisser parfois une remarque à Rena, pour te plaindre un peu et regretter de suivre la petite troupe mais pas bien assez pour rebrousser chemin. L’idée des cales, du bois glissant et dur et l’abandon de la terre ferme, à nouveau, sonnerait comme un glas. Tu as besoin de t’en éloigner un moment, ouvrir les ailes et les brûler, ouvrir les yeux et les refermer et peu importe si c’est sous une musique assourdissante et un spectacle qui te ferait grincer des dents par sa nullité.)
« Ils vont s’entrainer à quoi ? » « Grommelle pas entre tes dents, l’ours ! Et ce sera un domptage de fauves, accrochez-vous bien ! »
La fragile foule frémit, l’intérêt s’éveille alors que Ciel passe une main fatiguée sur son visage.
Tu sais, aujourd’hui encore, je me demande comment je peux regarder le temps qui passe, qui défile, chaque seconde de plus qui m’est donnée depuis le moment où tout aurait dû s’arrêter. J’ai parfois envie de l’arrêter de mes mains nues, quitte à les écorcher, quitte à éclabousser de sang mon compte à rebours. Mais je ne le trouve pas, j’ai beau ouvrir les yeux et les oreilles et le cœur, rien ne filtre, rien ne dépasse, le monde est lisse et nu. J’aimerais, à nouveau, lui donner le relief d’antan.