Shell Town. Une île qui avait longtemps été placée sous la bannière de Focker Lim mais qui, récemment, était passée sous l'égide de l'Inquisition révolutionnaire. Mais une île qui, malgré tout, continuait à voir passer assez fréquemment des marines. Si la majorité d'entre eux se contentaient très précautionneusement de demeurer au large afin d'éviter les problèmes et les provocations inutiles, certains se frayaient parfois un chemin aventureux jusqu'aux plages pour y jeter l'ancre. Néanmoins, force était d'admettre que la figure d'Erwin Dog n'aidait pas les gouvernementaux à prendre confiance inconsciemment et bêtement, et personne n'avait jusque-là tenté de fouler le sol de l'île du pied, et encore moins avec des intentions hostiles. Le départ de Focker Lim de l'océan avait plongé la marine dans un état hébété, que les nouveaux régents risquaient de ne guère apprécier très longtemps. Il y avait fort à parier que l'île ne demeurerait donc pas éternellement sous le contrôle du rouquin étranger à l'océan, pas sans essuyer son lot d'attaques et de contre-offensives en tout cas...
Cependant, quelques gradés, donc, venaient parfois jeter l'ancre dans le coin. Il s'agissait parfois de simples ravitaillements discrets, durant lesquelles les grandes voiles bleues étaient remplacées par des tissus plus discrets, afin de ne pas attirer l'attention des autorités locales. Ces quelques précautions, qui pouvaient paraître légères, étaient généralement plus que suffisantes pour les marines inconnus des services criminels et révolutionnaires : la Révolution était encore très mal implantée ici bas, et il allait donc sans dire que les gouvernementaux avaient encore assez manifestement l'avantage du terrain.

Mais il en était encore qui faisaient exception à cette règle que le commun des mortels aurait pourtant qualifié de bon sens. Et Astodor, commandant de son état, faisait indéniablement partie de ce comité plus que restreint. Fort en gueule et pas du genre à se soumettre aisément, encore moins face à la pourriture criminelle qui gangrenait son bel océan, il ne s'était pas gêné pour accoster directement au port, malgré les réticences de ses hommes et l'incompréhension de ses subordonnés. Il avait capturé un Decima, et s'était permis de le hurler sur tous les toits... Considérant peut-être que ce fait d'arme, certes remarquable, allait lui permettre d'asseoir son autorité sur les chiens d'Erwin Dog, légitimant ainsi sa position ici et les pétrifiant suffisamment pour les empêcher de le chasser. Pas fou cependant, il considérait que cette étape n'était ni plus ni moins qu'une brève entracte avant de relier Logue Town d'un trajet direct, afin de remettre le prisonnier aux autorités compétentes qui devaient déjà être en chemin. L'escorte de cette crapule jusqu'à la geôle d'Impel Down qui l'attendait ne concernait aucunement le gradé, qui se contentait de jubiler en envisageant les myriades d'honneurs que ses supérieurs allaient lui accorder. Ses subordonnés, néanmoins, étaient donc plus mesurés et plus raisonnables. S'ils doutaient que les révolutionnaires ne tentent de mettre leur navire à sac, puisqu'ils n'avaient entrepris aucune action hostile et qu'ils auraient bien été en peine de le faire à cause de leurs effectifs plus que modestes, ils craignaient en revanche massivement une réplique du Monarque tant que le prisonnier était à leur bord. Rien n'indiquait pour l'heure que le Dog et le Decima étaient bel et bien ennemis, après tout... Ils luttaient tout deux contre le Gouvernement Mondial, à leur manière, et même si leurs objectifs à long terme ne semblaient pas concorder, tout deux avaient besoin de détruire la marine pour asseoir leurs idéaux. Une similitude qui ne manquait pas d'angoisser les bleus les plus immatures et les plus inexpérimentés, ceux que le simple nom de Centes faisait frémir. Les vieux loups de mer, en revanche, étaient quant à eux nettement plus sceptiques.

Comme ils n'avaient de cesse de le répéter, leur prisonnier n'était pas un Decima de prime envergure. Il ne s'agissait pas d'une pierre angulaire de leur armée, pas plus que d'un ancien haut-gradé du Gouvernement Mondial à la puissance cataclysmique ou que d'un proche du Monarque en personne. C'était un allié, comme le prétendu Roi en avait des nuées d'autres, et comme il en avait sacrifié des nuées d'autres à diverses occasions, ne fut-ce que pour faire diversion afin de masquer ses véritables objectifs. De fait, il n'y avait que peu de chance de voir Centes envoyer des troupes à leur rencontre pour les intercepter et libérer le captif... Même si les Révolutionnaires lui filaient le tuyau gracieusement ce qui, là aussi, paraissait tout de même relativement improbable. C'était peut-être les mêmes conclusions qui avaient fini par germer au sein de l'esprit du commandant Astodor... A moins qu'il ne fut complètement fou.

-Brr. Va faire froid c'te nuit.
-Fait d'jà froid. Mer de merde. J'aurais été mieux sur Kawaii Kazan Shima.
-A esquiver les balles des révos et des criminels ? Ouais, sûrement, ouais.
-Putain. C'est South Blue les gars, pas l'enfer.

Ils étaient cinq à monter la garde sur les quais. Mathis Stormbjorn était un sergent-chef, un gradé respectable, calme et posé. Assis sur une caisse, il s'occupait de son sabre d'un air relativement distrait, légèrement à l'écart de ses subordonnés qui, eux, discutaient d'un air soit las, soit nerveux. Kreg, un grand gaillard issu de South Blue, essayait vainement de convaincre ses collègues de la quiétude de son océan natal, pourtant connu pour ses guerres incessantes et ses batailles épiques... lorsqu'elles n'étaient pas catastrophiques et morbides. Il avait fort à faire pour convaincre Serkan et Torkan, deux frères nés à Logue Town, eux aussi matelots, mais qui n'avaient jamais eu à quitter leur terre natale qu'en de très rares occasions pour visiter les bases et les flots alentours. Ils n'étaient pas bêtes, mais la censure opérée par le Cipher Pol 8 et les quelques informations dont ils s'abreuvaient par le biais des journaux avaient nécessairement tendance à fausser leurs jugements et à ancrer en eux des données erronées, sans véritables fondements. Restait enfin Laeticia, la seule demoiselle de ce quintet, cuisinière de profession, qui écoutait ses collègues en jouant aux dés non loin d'eux. Tous avaient évidemment des armes, soit directement en main soit à leur ceinture, mais aucun ne semblait vraiment prompt à s'en servir : ils n'étaient pas sur Shell Town pour commettre un impair ou pour donner à l'Inquisition une raison de s'en prendre à eux. Contrairement au commandant, ils n'étaient pas fantasques ou outrancièrement imprévisibles : ils avaient envie de vivre, même en servant la Marine. Donner leur vie pour une cause qu'ils adoraient ne les enchantait guère, même s'ils respectaient indéniablement ceux qui s'offraient corps et âme à une telle perspective... Serkan et Torkan, masses en main, zieutaient d'un air alerte le moindre mouvement auprès du port, passant d'ivrognes à chats avec avidité, comme pour déceler la moindre anomalie qui leur aurait mis la puce à l'oreille. Les trois autres justiciers, en revanche, demeuraient plus impassibles, mais néanmoins concentrés : le sergent-chef lui-même veillait au grain, quoi qu'il sembla totalement focalisé sur son sabre. C'était plus un moyen de se tenir éveillé et de se changer les esprits qu'une façon de perdre pied et d'offrir des ouvertures à leurs hypothétiques assaillants...

Sur le navire en lui-même, il y avait également un petit peu de mouvement. Profitant de la hauteur que leur offrait leur embarcation, trois soldats armés de fusils parcouraient une ronde monocorde, perturbée de temps à autres par leurs éclats de voix. Ils étaient principalement pressés de voir arriver la relève, tant ce genre de corvées les harassaient : ils ne s'étaient pas vraiment attendu à marcher en rond inlassablement lorsqu'ils avaient rejoint la base afin d'être recrutés. Mais la majorité des hommes se trouvaient dans les cales, ou sur les environs immédiats des quais, à charger et décharger les tonnes de matériel et de vivres dont ils disposeraient pour finir le voyage. Même si leur navire paraissait modeste, sinon frêle en comparaison des machines de guerre qui servaient l'amirauté, il embarquait un certain nombre de soldats simultanément, parfois près d'une soixantaine. Cela les poussait donc à engranger de quoi se sustenter... D'autant plus que les prisonniers, eux aussi, devaient être maintenus dans un état de santé relatif jusqu'à leur arrivée à bon port.
Mais les principaux responsables de l'équipage, y compris Astapor, étaient quant à eux introuvables. A la vérité, ils n'avaient pas quitté les entrailles du navire : leurs subordonnés étaient bien capables de s'occuper des missions routinières de corvées et de ravitaillement. Ils avaient de toute façon bien plus important à gérer...

Lorsque Sakuga apparut non loin et qu'il s'approcha du navire, les cinq marines semblèrent se raidir comme un seul homme. Mathis, le sergent-chef, demeura assis sur sa caisse mais darda l'inconnu d'un regard sérieux et appliqué. Il cessa de s'occuper de sa lame, et conserva celle-ci bien en main : il était apparemment méfiant, sans pour autant être paranoïaque. Cet inconnu ne leur avait après tout encore rien fait... Ses subordonnés, quant à eux, se redressèrent, sauf Torkan et Serkan qui étaient déjà debout au moment de l'apparition du pirate masqué. La révélation de l'identité du pirate primé attira en revanche sur les visages une expression nettement plus fermée, plus anxieuse aussi. Ils n'avaient pas l'habitude d'observer un criminel se rendre directement aux forces de l'ordre, a fortiori lorsque celui-ci était primé et qu'il les invectivait ouvertement en guise de salutations. Autrement dit ? Il s'agissait probablement d'un piège ou d'une diversion quelconque. Restait à savoir pourquoi. Les gouvernementaux échangèrent dans un premier temps un regard sceptique, avant que le sergent-chef, finalement, ne se redresse en envoyant une paire de menottes à Torkan. Ce dernier les réceptionna, habile, tandis que son supérieur jetait un bref coup d'oeil aux soldats qui arpentaient le pont : ceux-ci étaient toujours en faction. Autrement dit, si Sakuga Keigo tentait quoi que ce soit, ils seraient à même de l'observer faire et de réagir en temps et en heure... Tandis que Laeticia tirait un pistolet et mettait le forban en joue, Kreg imita son supérieur en dégainant son épée et en s'approchant légèrement du criminel, demeurant toutefois à plusieurs mètres, derrière une distance de sécurité raisonnable. Le sergent-chef fut le premier à prendre la parole tandis que les deux frangins se rapprochaient à pas mesurés, dardant le criminel d'un regard acerbe et assez mauvais.

-Votre comportement est courageux et vous rend justice. Vous aurez droit à un procès équitable.

Des paroles de circonstances, creuses, et qui ne suffirent apparemment pas à satisfaire Sakuga : Torkan, qui s'était approché de lui pour lui passer les menottes, ne tarda pas à recevoir son coup d'épée en plein torse. Il s'effondra en arrière dans un grognement de douleur, et les autres marines, s'ils furent dans un premier temps surpris par l'agressivité du pirate, ne tardèrent pas à récupérer leur sang froid : ils voulaient faire payer cet affront à leur ennemi, c'était évident. Le seul qui se laissa dépasser par sa colère était Serkan, son frère, qui tenta d'abattre Sakuga d'un coup d'un seul en bondissant sur lui pour lui porter un coup de masse horizontal au niveau du crâne. Sachant pertinemment que le primé était trop fort pour son subordonné, Mathis bondit à son tour, mais sur le flanc du blond. Son objectif était déjà plus délicat et plus sage : il voulait tenter un coup d'estoc porté en direction de l'épaule gauche du pirate. Laeticia, pistolet brandit, s'apprêtait à faire feu à la première occasion en visant en priorité les jambes de l'épéiste ennemi. La capture était encore envisageable, même si elle risquait d'être plus complexe qu'initialement... Kreg, quant à lui, demeurait aux côtés de la demoiselle : elle n'avait pas les talents nécessaires pour se protéger d'une ruée adverse, et il avait donc le rôle de l'en prémunir si cela devait arriver.
Evidemment, l'agitation soudaine qui naquit de cette scène brutale ne tarda pas à attirer le regard et l'attention des trois matelots, situés sur le navire, qui sonnèrent l'alerte sans plus attendre. Ils brandiraient à leurs tours leurs fusils et se placeraient au niveau du bastingage en attendant l'arrivée de renforts, pour fournir un soutien conséquent et à distance pour leurs alliés à quais. S'il s'écartait trop de ses ennemis, le forban recevrait donc une pluie de projectiles menaçants de le trouer de part et d'autres... Restait à savoir comment il allait réagir, face à ce retour de flammes inopiné et inattendu.

Dans tous les cas, l'agitation était née promptement dans les entrailles du navire : on pouvait deviner sans trop de mal les hurlements des soldats et le branle-bas de combat général. D'un instant à l'autre, la poignée de gouvernementaux actuellement présents pour tenir tête à Sakuga seraient rejoints par une foultitude d'autres, qui craignaient certainement une attaque massive de révolutionnaires... Et venir à bout de tout ce beau monde risquerait de s'avérer nettement plus compliqué que prévu.

C'était désormais hors de contrôle pour le petit quintet qui tenait tête à Sakuga : Serkan avait été balayé, attirant l'attention de Kreg qui, de fait, ne fut pas en mesure de protéger Laeticia convenablement. Lorsqu'elle s'effondra en hurlant, il tenta de lui porter secours, oubliant momentanément la présence ennemie : Mathis se retrouvait donc parfaitement livré à lui-même. Son épée contrée, il serra les mâchoires tandis que son adversaire jetait quelques provocations à l'égard des fusiliers qui, restés sur le navire, ne pouvaient pas prendre le risque d'intervenir sans mettre en danger les blessés au sol ou le sergent-chef encore aux prises avec l'individu. Ils allaient avoir besoin d'un coup de main pour reprendre le contrôle de la situation... D'autant plus que si rien n'indiquait que Sakuga possédait des complices, rien ne l'excluait pour autant. L'île était révolutionnaire, après tout, et si ce type était officiellement catalogué dans la catégorie des pirates primés, il était plausible qu'il possède tout un tas de contacts et ne soit finalement ni plus ni moins qu'une couverture censée légitimer les actions des locaux. C'était un jeu dangereux, bien trop pour un simple sergent-chef, qui se surprit à se demander quand ses supérieurs seraient enfin à ses côtés pour lui permettre de gérer cette crise promptement. Ses hommes avaient urgemment besoin de soins, si ils ne voulaient pas avoir à compter un ou plusieurs défunts d'ici la fin de cette bataille pour le moins inattendue... Dans l'optique de gagner un maximum de temps, Mathis décida donc d'engager la discussion : son rôle était aussi d'en savoir davantage sur les ambitions de son interlocuteur afin de pouvoir le contrecarrer avec plus d'efficacité.

-Qu'est-ce que vous faîtes là ? Quels sont vos objectifs ?

Il n'y avait que très peu de chances pour que cela fonctionne et si Sakuga décidait de repasser à l'offensive, Mathis ne pourrait certainement bloquer qu'une seule et unique attache. Kreg, quant à lui, resterait en retrait, aux côtés de Laeticia, à moins que le pirate ne décide de s'approcher... Auquel cas il tenterait de l'attaquer de front, le plus rapidement possible, même s'il savait pertinemment qu'il ne ferait en aucun cas le poids.

Là-dessus, une figure parmi tant d'autres ne tarderait pas à sortir des entrailles du navire. Elle se démarquerait néanmoins par son aptitude à prendre des décisions : là où la majorité des soldats allaient descendre vers les quais tout en tirant leurs épées au clair pour éloigner l'ennemi des blessés et entamer les premiers soins, là où une bonne partie allait se contenter de demeurer sur le navire en profitant de la hauteur pour surplomber Sakuga et le tenir en joue, une demoiselle gracile allait se mettre debout, sur le bastingage, et jeter un regard furieux en direction de cet intrus agressif et belliqueux.

Lieutenante Salvadore.

-Vous, là ! Vous êtes en état d'arrestation ! Déposez les armes avant que je ne m'en mêle !

Si elle avait l'air d'être une demoiselle fluette et délicate, elle avait néanmoins le respect manifeste de ses hommes, qui firent un silence absolu tout en restant leurs armes bien en évidence. Seuls les blessés continuaient de geindre, mais cela n'allait désormais plus être très long pour leur venir en aide... En tout cas la lieutenante l'espérait. Dans le cas contraire, si l'ennemi continuait à leur tenir tête effrontément, il n'allait pas tarder à s'en mordre les doigts. Elle était prête à combattre, et elle n'était pas la seule : un certain nombre de ses meilleurs subordonnés seraient prêts à lui filer un coup de main... Si ce n'était le commandant Astapor lui-même. Certes, l'homme était encore et toujours aux abonnés absents, mais il avait la fâcheuse tendance à réapparaître au moment opportun pour faire parler de lui... Un ego surdimensionné au service de la justice.
En tout cas, si Sakuga faisait le moindre geste suspect, elle serait prompte à réagir et bien plus efficace que Mathis. Elle tirerait son fouet et utiliser la distance qui la séparait encore de l'ennemi pour conserver l'avantage : il avait l'air d'utiliser une épée mais sa propre arme était longue de plusieurs mètres. Elle serait claquer le fouet pour maintenir le pirate à distance et, s'il s'approchait trop, ne tarderait pas à le frapper au niveau des épaules ou des jambes pour l'handicaper progressivement et ralentir toujours plus sa progression. Un épéiste aussi incontrôlable était toujours plus docile après un sévère passage à tabac...