▬ Heeein ?! Non, j’dormais pas !

Je me redressai soudainement, sursautant à cause d’une secousse. Décidemment, la mer et moi, on n’était pas copines. Malgré les voyages à travers les grandes bleues, je ne m’étais jamais habituée à leur agitation. Un instant, les flots me berçaient, celui d’après, ils me renversaient. La mer, c’était une drôle de femme. Indomptable, d’après bien des gens. Qu’en savaient-ils ? Moi, j’en étais persuadée : un jour, les sciences la rendraient prévisible, même docile. Et ça, ce serait vraiment fou, encore plus que contrôler le monde. Mais nous n’en étions pas encore là ! Et de mon vivant, je doutais de voir ce miracle se produire.

Quoi qu’il en fût, mon réveil forcé me surprit, et, anxieuse, je passai quelques regards furtifs autour de moi pour m’assurer que personne ne m’avait vue. Ça aurait fait tache, à côté de ces types. Surtout devant le grand brun à la barbichette. Ce beau gosse, ça se voyait, il aimait mettre des fessées, voire plus. Et puis, ça faisait un moment que j’avais rien fait. Je ne pourrais pas le quitter sans un petit quelque chose. C’était pas que les deux autres étaient laids… Enfin si, très clairement, le petit gros l’était. Et l’autre, il était plutôt original. J’avais rien contre l’originalité. J’avais juste des limites. Et du goût.

Mais si j’avais accepté de me joindre à leur petite sauterie, ce n’était pas juste pour les beaux yeux de Mr Gamma. Ils m’avaient abordée après une journée harassante ; une de plus. Les semaines se suivaient, se ressemblaient, et ne se coupaient plus. Je n’avais pas pris un jour de repos depuis un bon bout de temps. Les rendez-vous, les négociations, n’en finissaient plus, de jour. Et tard le soir, tôt le matin, je m’occupais dans le labo. A vrai dire, lorsqu’ils étaient venus, je n’étais pas chez moi. Pour une fois, comme pour de nombreuses, je m’étais déplacée jusqu’au client. Un type qui négociait beaucoup trop. Toujours à discuter les prix, sur tous les produits, parce qu’après tout il comptait acheter de grandes quantités. Oui, mais j’étais pas là pour faire de la charité. Ça avait plutôt mal fini, puisque nous nous étions quitté sur un « à demain, je vous confirmerai ou non l’achat ». Sale rat.

J’avais besoin de vacances. Et les trois copains, ils étaient plus ou moins venus m’en proposer. Bon, pas vraiment, mais ils m’avaient parlé d’une île avec des animaux mutants, abandonnée, et blablabla. Ça casserait la routine, c’était pas plus mal. Et puis, cette île, j’en avais vaguement entendu parler. Entre mythe et réalité, les rumeurs à son propos ne se comptaient plus, si bien que je n’avais jamais réellement su si les expériences qu’on avait faites sur ces pauvres bêtes étaient réelles ou non. C’était l’occasion de le découvrir, et, si jamais ce que je verrais avérait les on-dit… ce serait cool. J’y connaissais pas grand-chose, en biologie. A part que les oranges, c’était plein de vitamines. Mais, là encore, ce serait une opportunité de m’y mettre ; ça avait l’air intéressant.

Enfin, depuis la perte de mon Maître, je n’avais travaillé que pour moi, à mon compte. Assister quelqu’un, à nouveau, même à court terme, ça ne pouvait que me plaire. Surtout à côté de Mr Gamma. Quel homme, bordel. C’était pas juste ses beaux yeux, il y avait son cul aussi. Pas mal, dans son genre.

D’ailleurs, je profitai d’un bâillement pour, en plissant les yeux, le mater un peu. Mais comme nous étions arrivés, j’imaginais que je ne pouvais pas faire tarder mon réveil plus longtemps. D’un bond, je me levai et les rejoignis à l’avant du pont. Je leur souris poliment, juste comme ça, pour rien, avant de me rendre compte que j’avais accepté de voyager jusqu’à une île abandonnée, seule avec trois hommes bien plus costauds que moi. Merde.

By Halloween sur Never-Utopia

Allais-je au moins y survivre ? Pourquoi m'avaient-ils emmenée ici, pourquoi moi ?! Je ne les connaissais pas, je ne leur avais jamais rien vendu, je ne m'étais jamais moquée d'eux. Je regardai à droite, puis à gauche, savoir quelle direction prendre pour fuir. Mais tout ce qui se présenta à moi, dans cette immense forêt, fut une famille de chat-oie et un croco-rat. Une famille de chat-oie et un croco-rat.

AAAAAAAAAAAAAAH !

C'en était fini de moi ! Ils allaient me donner à manger à ces bêtes, ces affreux animaux qui n'avaient rien de naturel, ces monstres infâmes ! Ou pire, ils comptaient me transformer en l'un d'eux. Comment ? Je n'en savais rien. Mes pauvres connaissances de base en biologie ne me permettaient pas de le savoir. Et puis, j'étais chimiste, pas biologiste. Ils m'avaient bien prévenue, que d'étranges animaux hybrides peuplaient cette île. Mais pour moi, hybride, c'était deux espèces proches qui s'accouplaient : un chien et un loup, un âne et un cheval. Un putain de croco-rat était en train de faire sa toilette, sous mes yeux. Je devais me sortir de ce mauvais pas. Ils n'auraient pas ma peau si facilement !

Pendant que je cherchais à fuir, le bonhomme aux cent-trente colliers s'étaient pris d'amour pour un autre de ces monstres. Il s'était hissé hors du navire pour aller l'observer de plus prêt. Et Mr Gamma, le magnifique Mr Gamma, dont le corps d'Apollon pardonnait tout ce qu'il comptait me faire subir, décida d'aller le chercher, laissant pour me surveiller... le petit gros.

NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !

Je bredouillai quelques protestations, tendant le bras vers Mr Gamma, les larmes aux yeux.

▬ Tu peux me protéger, plutôt...

Mais il était déjà parti, m'offrant pour tout au revoir un petit sourire qui me brisa le cœur. L'autre balourd semblait ne pas avoir entendu, ou m'avoir ignorée. J'essuyai mes larmes. Je devais rester forte. Après tout, le départ de Mr Gamma était peut-être une bonne chose. Je n'aurais pas eu le cœur à lui mettre une raclée. Ou je l'aurais laissé m'en mettre une. Et lui, il m'aurait transformée en l'un de ces horribles bestiaux. Au moins, avec le petit gros, je n'aurais pas de problèmes, avec ça. Il me dégoûtait au moins autant qu'un insecte, l'écraser n'aurait pas été une tare.

Seulement, je ne pouvais pas m'y prendre n'importe comment. Après tout, cette île m'intéressait, j'étais venue pour ça. Si je l'assommais sur l'instant, puis que je me promenais dans les bois, je risquais soit de croiser le chemin des deux autres, auquel cas ils n'auraient fait qu'une bouchée de moi, soit de me perdre. Le petit gros serait mon guide. Je devais tout de même rester sur mes gardes. Puis, si nous revenions plus vite que les deux autres au navire, je n'aurais qu'à le cogner sur la tête à ce moment-là ! Je volerais alors le navire, et comme il ne semblait y avoir aucun village sur l'île, ils resteraient coincés un moment. Ce qui me laisserait le temps de fuir. Oui, ça c'était le plan parfait !

Et les autres, dans le navire ?

Ta gueule, Etsu.

Bon, tant pis, je trouverais un moyen de m'en sortir en route. D'ailleurs, le petit gros venait de m' "inviter" à descendre du bateau, pour aller chercher un animal. "Pas la peine de chercher bien loin", pensai-je en le regardant. Enfin, plus sérieusement, cet animal, je savais ce qu'ils voulaient en faire, à présent. Je n'étais pas dupe. Mais jamais ils n'auraient ma peau !

Evidemment, il me demanda de passer devant, pour garder un œil sur moi. Ce que je craignais le plus, c'était qu'il m'attaque par derrière. Il ne savait pas à qui il avait affaire. Moi, je ne le lâcherais pas du regard, et il n'aurait pas une seule fois l'occasion de s'attaquer à moi. Non, non, non. Alors, silencieuse, attentive au moindre de ses mouvements, je m'étais mise en marche, dans la forêt.

▬ Putain, mais quelle abrutie ! Tu vois pas que le sommet est à l'opposé ?

Il pointa du doigt la montagne, et me regarda continuer d'avancer, dépité, alors que je faisais en sorte que mon parcours décrive une large courbe, avant de me mettre dans le bon sens de la marche. Puis je me retournai vers lui, forçant un sourire :

▬ Le croco-rat avait posé une pêche là où tu comptais passer. Abruti toi-même !

En deux pas, il me rejoignit, sans trouver aucun excrément sur son chemin. Il me défia du regard, depuis sa petite hauteur. Je soupirai, reprenant la route en direction du sommet. La journée promettait d'être longue.
By Halloween sur Never-Utopia

A chaque pas qui m’éloignait un peu plus du navire, je tournais la tête, à droite, puis à gauche, toujours à l’affût d’un moindre geste suspect du petit gros. A droite. Il continuait de me suivre, en râlant tout seul pour je ne sais quoi. A gauche. Comme si ça me faisait plaisir, à moi, de rester avec lui. A droite. Je n’avais aucune confiance en ce type : il avait une tête de rongeur, et ce genre de personne, avec une tête de rongeur, je pouvais pas les voir. A gauche. Il releva le visage vers moi, peut-être préparait-il un assaut. A droite. Au moindre mouvement de travers, je l’élimine. A gauche. Après tout, c’est lui ou moi. A droite. Tant pis pour les deux autres, je trouverais un moyen de les battre. A gauche. Ah, il venait de disparaître. A droite. DISPARAITRE ?!

Je me retournai brusquement, alarmé par l’éclipse du bonhomme. Cette fois, il allait falloir se battre ! Du moins, telles furent mes pensées, avant que je ne le vois pendu au-dessus de moi, par les pieds. AHAH ! Pris à son propre piège. Comme s’il avait pensé m’avoir, avec ce truc. Même sans y faire attention, je ne m’étais pas fait prendre. Mais je ne doutais pas que lui et ses petits copains étaient déjà venus sur l’île, pour la truffer de pièges, et ainsi m’attraper et me faire la peau. S’ils voulaient jouer au plus malin, ils allaient voir !

Seulement, tout se passa très vite, avant que je comprenne que ce piège ne m’était pas forcément destiné. Une ombre passa en vitesse derrière le corps suspendu de Mr Z ; j’eus à peine le temps de suivre les mouvements de l’inconnu qu’un bâton vint cogner la tête de mon camarade de marche.

Woh, c’est quoi, ça ?!

Cette fois, c’était certain : le piège avait été mis là pour des intrus, n’importe quels intrus. Et c’était le petit gros, le premier à s’être fait prendre dedans. Ne restait plus qu’à savoir pourquoi il se trouvait là. Et pourquoi un petit être étrange avait fixé sur nous son regard féroce. En fait, je ne savais pas vraiment ce qui me déstabilisait le plus : la présence d’un être humanoïde sur l’île, la rage dans ses yeux, ou sa laideur. Il était petit, muni d’un nez à peu près aussi gros que son crâne, de deux vilains yeux trop écartés, et d’une pilosité disgracieuse. Finalement, il n’avait rien d’anormal, dans cet environnement surnaturel. Face aux créatures hybrides et au petit être, c’était nous autres, les quelques pauvres humains, indésirables sur cette île, qui passions pour les monstres. C’était donc son agressivité, qui m’inquiétait.

Et puis, impossible de crier à l’aide. D’abord, parce que ça me faisait plaisir, de voir le petit gros dans une sale position. Ensuite, parce que si j’alertais les autres, le petit truc risquait de se tirer, en voyant débarquer tout le groupe. Puis ils n’auraient vu qu’Mr Z suspendu et moi. Ça m’aurait rendue quand même assez suspecte, et ça leur aurait donné une bonne raison de m’en vouloir.

Enfin, rien ne disait qu’il était vraiment redoutable. S’il avait réussi à nous surprendre, tout en lui laissait penser à un être primitif. Il n’y avait qu’à espérer que sa dangerosité était aussi développée que ses manières de faire. Seulement, j’avais envie d’en savoir plus :

▬ Hé, tu nous veux quoi ?

By Halloween sur Never-Utopia

L’immonde créature, loin de me répondre, s’était contenté de m’observer. J’avais bien du mal à le lui renvoyer, tant elle était laide. Sans compter que cette absence de réponse ne m’avançait pas beaucoup. Je ne savais pas ce qu’il me voulait. Il avait beau ne laisser paraître aucune agressivité envers moi, il venait de frapper le petit gros. Ça ne me mettait pas vraiment en confiance. Nous nous contentâmes d’un échange silencieux, jusqu’à ce que le petit être se mette à remuer ses poils dans tous les sens, à toute vitesse, vibrant d’espièglerie.

▬ Ooooh noooooon, trop mignoooon !

Il voulait jouer, ça se voyait. Ce truc n’était sûrement pas humain. Ou il avait été élevé avec les loups, ou un truc comme ça. On m’avait raconté ce genre d’histoires, quand j’étais petite. Je n’y avais jamais cru que par esthétique, parce que ces contes rendaient le monde un peu plus fantastique ; mais à cet instant, j’avais peut-être la preuve que tous ces racontars n’en étaient pas. En tout cas, l’existence même de ce petit monstre, l’était. Comme celle de l’île, finalement. Je relativisais un peu, laissant ma peur s’effacer sous ma curiosité. J’avais encore beaucoup à apprendre de ce monde.

J’attrapai un bâton qui traînait par terre, toute heureuse. Petit, je n’avais jamais eu aucun animal. Maman avait déjà assez à faire, avec Hana et moi. Il m’arrivait alors de jouer avec les chiens errants, courant, roulant, sautant dans les rues boueuses de mon enfance. Je ne savais pas vraiment si le petit monstre réagissait comme un chien, et, si ça se trouvait, c’était insultant, de faire ça, avec lui. Mais il fallait essayer, pour savoir ! J’allais balancer le bâton lorsque le petit gros réalisa la laideur de mon nouveau compagnon :

▬ C’est quoi ce putain de Greemlin ?!

Avant même que je ne puisse l’insulter, le petit monstre poussa un cri suraigu, et, dans la foulée, cogna à nouveau Mr Z. Assez fort pour l’assommer, cette fois. Et, après m’avoir adressé un sifflement qui me sembla peu amical, il disparut dans la forêt, me laissant en tête à tête avec le matraqué. Je devais le détacher, avant que les autres ne nous rejoignent. Pour ce faire, je m’empressai vers lui, levant les bras en sautant vers son corps… avant que la belle voix de Mr Gamma n’arrive à mes oreilles. Dos à lui, je restai paralysée, un instant, les bras en l’air, ne levant les yeux que vers le bâton que je tenais toujours.

Merde.

Brusquement, je me retournai vers lui, découvrant, en plus, Mr T à ses côtés, et lâchai le bâton pour agiter mes bras dans tous les sens, confuse.

▬ NON NON NON ! C’est pas ce que vous croyez ! Il y a le petit bonhomme, le monstre, l’animal, je sais pas… Il l’a attrapé, c’est lui ! Mais le petit gr… Mr Z lui a fait peur, donc il s’est enfuit ! Et puis il avait l’air de vouloir jouer, alors je voulais lui lancer un bâton. Le petit monstre, pas Mr Z. Enfin l’animal. Ou l’humain bizarre, je sais pas ! Mais…

C’est la fin, Etsu.

Noooooooooon ! Je voulais pas mourir, pas maintenant, j’étais trop jeune ! Pourquoi il fallait que ça tombe sur moi ? Le petit monstre devait revenir, c’était ma seule preuve. Mais impossible de savoir où il s’était volatilisé, dans ces bois denses. Je tournai la tête dans tous les sens, agitant mon corps de même, tournant en rond sur un petit bout de terre et tendant le cou vers les branches, tentant de l’apercevoir. Vainement. C’était fini. J’étais incapable de me battre contre deux hommes. Désespérée, je me jetai à genoux devant eux, les mains liées au-dessus de ma tête baissée :

▬ Je vous en prie, croyez-moiiiii ! Mr Z vous le dira en se réveillant ! Pitiééééééééé ! ME TRANSFORMEZ PAS EN MONSTRE ! Je ferai ce que vous voudrez !

By Halloween sur Never-Utopia

Pitié, pitié, pitié pitié, pitié !

Je fermai les yeux, sans bouger, convaincue que c’était la fin. Je ne voulais même pas savoir comment ils s’y prendraient, ni en quoi ils me transformeraient. Mais soudain, la voix de Mr T sonna, tout excité qu’il était, pour avoir plus d’informations sur le petit monstre. Je relevai le visage vers mes bourreaux, les larmes aux yeux, essayant de lui répondre sans qu’il ne me laisse le temps d’en placer une :

▬ Oui. Euh… ben… Je… Il… Euuh…

Gamma me sauva de cet assaut de questions, calmant son acolyte d’un simple geste amical. Ca, si c’était pas la classe, quand même. A sa place, je crois que j’aurais essayé de le tuer ; il parlait trop vite, et même trop tout court. Comme moi deux minutes plus tôt. Mais ça, c’était du détail. En tout cas, Mr Gamma était d’un calme rare, et j’admirais la maitrise de soi dont il faisait preuve.

Il me tendit la main pour m’inviter à me relever. Je ne boudai pas le geste, glissant mes doigts si frêles et fins à côté de ses grandes mains. Sacrées mains, ouais. Sacrée fessée. Mais sa douceur, son calme, sa voix suave et ses quelques paroles avaient suffi à me consoler et me rassurer. J’espérais tout de même qu’à côté de cette bienfaisance naturelle, il savait y faire. C’était pas le tout de me charmer, il devrait aussi faire ses preuves au lit ! Mais nous n’y étions pas encore.

Mr Gamma coupa les liens du petit gros avant de suivre Mr T. Silencieuse, je les suivis en me faisant le plus discrète possible. Avaient-ils au moins eu l’intention de me transformer, à un moment ou un autre ? Si Mr Z était chiant, il n’avait jamais tenté de m’agresser physiquement, durant les quelques minutes passées ensemble. Mr T, lui, était bien trop excitée par tout ce qu’il découvrait sur l’île pour avoir envie de me transformer. Et Gamma avait semblé plus amusé qu’autre chose par mes excuses, sans compter la bienveillance qui émanait de son être. Honteuse, je fronçai les sourcils. Putain, je passais pour quoi ?! Il faudrait que je trouve un moment, pour leur dire que tout ça, c’était juste pour rire, pour leur faire une petite blague. L’excuse de la blague, ça ne pouvait que marcher.

Pourquoi pas maintenant ?

J’allais ouvrir la bouche lorsqu’un bruit surgit des bois, et que Gamma ne m’intime l’ordre d’aller voir ce qu’il se passait. Toute seule, dans la forêt. Avec toutes ces bestioles autour de moi, prêtes à me dévorer. Je lui offris le plus vide de mes regards, plantée au milieu de la clairière.

Non.

Il est vraiment beau, quand même.

Mes pieds me dirigèrent tous seuls vers la forêt, chaque pas m’éloignant de Gamma me déchirant le cœur, mais fière d’affronter la solitude et les monstres devant lui. A peine eussè-je mis un pied en dehors de la clairière qu’une énorme mygale à tête de taupe dévala un tronc pour se retrouver juste face à mon nez. Nous échangeâmes un regard.

▬ HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !

Priant pour qu’elle ne me suive pas, je bondis dans la forêt, m’enfonçant encore plus dans la densité des bois et me moquant bien d’où j’allais me retrouver. Je m’en moquais tant que je me voyais près de la clairière, ce qui, au bout de quelques dizaines de mètres, n’étaient plus le cas. Me retrouvant sous l’obscurité des feuillages, entourée d’ombres et d’hurlements bestiaux que je ne connaissais pas, mon corps se paralysa de frayeur. Tous mes muscles se contractèrent, la sensation que de petites bestioles dégueulasses me montaient sur les jambes, rampaient sur mes bras, et me rentraient dans les trous de nez. Le moindre frémissement de la forêt me faisait monter les sueurs. Putain, où est-ce qu’ils m’avaient envoyée ?!

Soudain, une ombre bondit d’entre les arbres. Je n’eus pas le temps de voir de quoi il s’agissait, tant il allait vite. Il sautait de branche en branche, s’accrochant à peine quelques secondes à un arbre pour se retrouver sur le suivant.

C’est lui !

▬ Héhooo, le petit monstre ? trembla ma voix. Tu peux venir me sauver ? Je me suis perdue. Mais on est copains, hein ?

Je n’eus aucune réponse, si ce n’était quelques autres mouvements aléatoires, dans le noir de la forêt.

▬ Je suis désolée, si le petit gros t’as fait peur. Tu sais, il y a d’autres copains, avec nous. Mais ils sont gentils, il faut pas les attaquer. Enfin… apparemment le petit gros, t’as le droit si tu veux. Tu veux bien te montrer ?

By Halloween sur Never-Utopia

▬ AIEUH ! Putain ! Sale petit…

Je me tus, surprise de le retrouver aussi vite devant moi. Mais bordel, il m’avait fait mal avec sa noix. Ou son caillou, ou je sais pas quoi. Je l’avais pas vu venir. En tout cas, le petit monstre était revenu. Je me frottai le crâne, tandis que nous échangions un regard silencieux. A vrai dire, je me demandais s’il comprenait ce que je lui disais. Lui, il n’avait pas l’air d’être doué de parole, mais n’en paraissait pas totalement stupide, pour autant.

Alors qu’il s’avançait vers moi, je m’agenouillai pour être à sa taille. Il essaya de bredouiller quelque chose, un mot, peut-être. Ce petit bonhomme était fascinant. Finalement, je l’avais peut-être jugé trop vite. Savait-il parler ? Je tendis la main pour caresser sa crinière, mais avant même que je ne l’atteigne, et qu’il ne finisse son mot…

▬ T’as trouvé quelque chose ?!

▬ WAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Je bondis d’un mètre en arrière, directement arrêtée par le corps musculeux de Mr T, mes cheveux s’hérissèrent sur mon crâne, mon sang ne fit qu’un tour, lorsque ce gros balourd s’excita une nouvelle fois en découvrant le petit monstre. Je posai une main sur mon cœur, pour le sentir battre à en exploser. J’avais frôlé la crise cardiaque, et de peu. Mon pauvre petit cœur.

▬ BORDEL ! MAIS PREVIENS, au moins, quand…

Je n’eus pas le temps de finir ma phrase, voyant arriver le bâton du petit monstre vers moi. Mon ventre explosa de justesse en une vapeur rose, si bien que le bâton sembla trancher mon corps en deux parts. Mais dès que l’attaque fut passée, les deux parties se raccrochèrent. Si, sur le coup, je m’étonnai de cette agressivité soudaine envers moi, je ne lui en voulus pas. Je n’étais pas sûre de moi, mais il me sembla comprendre le message. Peut-être que pour l’instant, il ne voulait pas faire confiance aux autres, peut-être qu’il avait peur, ou quelque chose comme ça. Après tout, Mr T, avec ses gros muscles, il pouvait impressionner. Par contre, c’était un peu vexant d’avoir frappé Mr Z plutôt que moi ; j’avais vraiment l’air plus faible que ce gros lard ?

Quoi qu’il en fût, si je voulais avoir une chance d’en apprendre plus sur ce qui semblait être l’unique habitant de l’île, je devais éloigner les autres. Priant pour ne pas avoir effrayé le petit monstre avec mon fruit du démon, je murmurai, tâchant de garder mon calme pour ne pas plus embarrasser la créature :

▬ Mr T, tu peux juste… dégager ? Non, en fait, c’est pas une question. Va-t-en, rejoins Gamma, ou je sais pas. Occupe-toi comme tu veux.

Même si j’étais toujours dos à lui, je réalisai à quel genre d’ours je parlai. Une gifle, et ma tête se décollait, rien n’était plus sûr. « Etsu, tu dois parler avec tact et respect à autrui », disait Maman, « un jour, tu auras des ennuis. ». Elle parlait en connaissance de cause.

▬ Mais… nous avons besoin de calme, et tu n’es pas ce qu’il y a de plus calme. Tu comprends ? DONC BOUGE DE LA !

Les chiens ne faisaient des chats. Toutes les belles leçons de Maman ne pourraient nous défaire de nos pulsions naturelles. C’était plus fort que nous.

By Halloween sur Never-Utopia

▬ Mais… Fais au moins semblant de m’écouter…

Mr T ne fit pas semblant de m’ignorer. Hypnotisé par sa nouvelle découverte, il m’avait complètement oubliée. Les larmes me montaient aux yeux. Comment pouvait-on m’oublier, moi ? J’avais les cheveux roses, c’était pas fou, ça peut-être ? Bon, pas autant que le petit monstre, mais quand même… De toute façon, c’était parce que j’étais trop petite. C’était ça, oui. Les gens ne me voyaient pas parce que je n’entrais pas dans leur champ de vision. Du coup, on m’oubliait. Il fallait que je crie plus fort, alors, pour qu’il m’entende et qu’il se casse. Je pris une grande inspiration, prête à m’époumoner pour que ce balourd retourne d’où il venait, si c’était ce qu’il fallait. Seulement, au moment de lâcher toute la haine du monde sur Mr T, il me bouscula avec ses épaules de rugbyman pour partir à la chasse au petit monstre. Je tombai à plat ventre, me ramassant la tête dans la boue, sans plus aucune force, ni physique, ni mentale, pour me relever. Voilà ce que j’étais, en ce bas monde : une flaque de boue.

A demi-enterrée, n’ayant plus que mes larmes pour me consoler, j’écoutai la course poursuite des deux bonhommes. Parce qu’en plus, ils m’avaient abandonnée. Toute seule. Au milieu de la forêt. Avec tous les monstres. Seule. Seule.

SEULE ?!

Brusquement, je me relevai, la panique ayant eu raison de mon malheur. Ou s’étant ajoutée à mon malheur… En tout cas, elle m’avait fait réagir. C’était un bon point, au moins. Je reprenais du poil de la bête. Parce que j’étais seule, au milieu d’une forêt hostile. Toute seule. Je devrais me battre contre des monstres. Seule.

Seule.

Mon corps tomba à nouveau par terre, à bout de forces, la tête dans la boue. Fatiguée par ce bout de journée, je me mis à pleurer. La forêt allait venir à bout de moi, j’allais mourir ici et les petites bêtes viendraient manger ma dépouille…

▬ BOOOOUUUHHhoouuuhhouuuuh…. Ouiiiinn..pfffrrr arh arh EURK !

Je me relevai soudainement en toussant ; j’avais mangé de la terre. Beurk. Mais avant même que je ne puisse m’effondrer à nouveau pour sangloter, le petit monstre sortit de nulle part et se faufila derrière moi. Je séchai mes larmes, contente qu’il m’ait retrouvée et réussi à se sauver. Mr T n’aurait pas raison du petit monstre ! Pourtant, les « Petit petit », qui allaient en crescendo, disaient tout le contraire. Mr T ne tarda pas à débouler à son tour de derrière les buissons, et bien que je vis dans son regard qu’il voulait s’arrêter, la vie en décida autrement.

Un arbre, qui vivait ici depuis certainement des dizaines ou des centaines d’années, avait choisi qu’à cet endroit, précisément, un petit bout de ses racines dépasserait du sol. Après tout, ça arrivait, chez certains arbres. Et comme personne ne vivait ici, il n’y avait absolument aucune putain de chance qu’un Homme se les prenne dans les pattes. Est-ce que Mr T est un Homme, alors ?

Tout ce qui est sûr, c’est que je le vis voler au-dessus du petit monstre et moi. Quelques rayons de soleil qui avaient réussi à se faufiler entre les feuillages lui dessinaient une magnifique auréole, à l’image d’un ange descendant du ciel. C’était beau. Du moins, ça le fut avant qu’il ne redescende dans sa chute. Je réalisai que la taille d’un de ses bras était à peu près aussi épais que moi, et que je ne donnerai pas cher de mon corps lorsqu’il m’atteindrait. Au dernier moment, je tentai une fuite, commençant par changer ma tête en gaz. Mais il était trop tard. Le corps musculeux et dense de Mr T venait de me plaquer contre le sol, sans plus de cérémonies.

Cette chute, elle valut tous les craquages d’ostéopathes du monde entier. Avant ça, je ne connaissais pas la sensation d’un corps qui se décompose. En tout cas, mon corps s’était enfoncé dans le sol, sans ma tête. Je laissai l’empreinte de mon passage sous terre vide, après quelques secondes, en glissant ma vapeur rose d’en-dessous du corps de Mr T. Je me reformai juste devant lui, qu’il fût relevé ou non, à genoux, un sourire béat ornant ma face malgré mes os tous cassés. Je murmurai :

▬ Ce fut un plaisir.

Aaaah, quelle force, quelle douleur, quel plaisir ! J’en voulais encore, j’en voulais plus. Même si sa tête ne valait pas un millième de celle de Gamma, Mr T avait su me prouver qu’il avait un grand potentiel de Maître. Celui que je servirai devait être capable de me faire découvrir de nouvelles sensations. Et là, pour le coup, me faire écraser par un poids lourd, on ne me l’avait jamais fait. Je n'étais même pas sûre de pouvoir rebouger un jour. Le choc m'en avait fait oublier le petit monstre.


By Halloween sur Never-Utopia

Hein ? Quoi ? « Désolé » ? Non, non ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu gâches tout ! Tu étais parfait ! TU ETAIS L’ELU ! Montre-moi tes gros bras, met-moi une fessée… NOOON !

Mr T venait de ruiner tout son potentiel dominant. Il s’excusait de m’avoir fait mal. Bordel, non ! Je remuai les bras pour le faire taire sans pouvoir en placer une, essayant de lui faire comprendre que tout allait bien, même très bien.

▬ Mais… Non, t’en fais pas… Enfin… Je… euh… Mais !

Ce fut vain. Il était vraiment, réellement, absolument… désolé. La vie était donc cruelle à ce point. Dès lors qu’un homme conquérait mon cœur ou mon cul, il fallait qu’il soit faible. Ou pire… gentil. Comme si on pouvait soumettre quelqu’un en étant gentil ! Il fallait se montrer dur – oh oui, dur ! – et sévère, il fallait de la force, il fallait faire mal. Il fallait être un tyran. Un mâle. Grrou…

Enfin… Il restait toujours Mr Gamma. Je me relevai douloureusement, après avoir encaissé la chute de Mr T. Mais j’étais bien moins enthousiaste à présent : Mr T était un gentil garçon. En tout cas, mon soudain désintérêt pour la boule de muscles avait remis mon attention sur le petit monstre, tout écrasé. Lui, il avait vraiment pris cher, bichette. Mr T avait vraiment l’air de l’apprécier, mais je ne savais pas si c’était une réelle sympathie qu’il éprouvait pour lui, ou s’il comptait juste le disséquer et l’analyser.

▬ Fais attention, lui fais pas mal, hein !

Moi, je l’aimais bien, cette bestiole. Ou ce petit bonhomme. Là encore, le doute planait toujours : était-il un humain, un animal, un mix des deux, autre chose ? Suivant Mr T de près, prête à rattraper le petit monstre s’il se passait quoi que ce fût, je restais aux aguets alors que nous avancions vers la première clairière. Ce que je craignais le plus, c’était que le petit monstre prenne peur et fuit de nouveau. Moi, je voulais en savoir plus, sur lui. S’il se cassait, c’était fichu.

Et à peine avions nous posé le pied dans la clairière, à côté de Gamma, que le petit monstre s’était agité dans tous les sens. C’était plus que prévisible ! Seulement, au lieu de fuir comme je m’y attendais, il s’était caché derrière moi. S’il avait assez confiance pour se servir de moi comme bouclier, je devais essayer de lui faire comprendre que les autres ne seraient pas méchants avec lui. Du moins, que j’espérais qu’ils ne le seraient pas. Mes yeux se levèrent vers Mr T, qui recommençait avec ses « petit, petit »… La tâche n’allait pas être simple. Je reculai en tentant de garder le petit bonhomme derrière moi, pour l’éloigner de Mr T, tout en voulant le rassurer :

▬ Ils sont gentils, ils te veulent pas de mal !

Je crois…

▬ Lui, il est un peu bizarre, c’est tout. Mais promis, il te fera pas de mal. Sinon, il aura affaire à moi !

Et là, pour faire comprendre à Mr T que son comportement n’était pas convenable, qu’il effrayait mon petit protégé et que la menace s’adressait à lui, je lui lançai le plus terrifiant de mes regards. Je fronçai les sourcils, quoi.


By Halloween sur Never-Utopia

Je soufflai, rassurée de voir Mr T s’éloigner du petit monstre. On allait enfin pouvoir être tranquille ! Il fallait croire que mes gros yeux, ils en jetaient plus que ce qu’il n’y paraissait. Ou que Gamma avait de l’autorité. En tout cas, j’avais enfin l’occasion d’en savoir plus sur mon nouveau compagnon. J’aurais eu l’occasion, s’il n’était pas parti en courant. Je ne savais pas s’il y avait un bon dieu, là-haut, mais s’il existait, il avait décidé de me faire courir, ce jour-là. Je m’apprêtai à poursuivre le petit bonhomme, mais avant même que je ne fasse un pas, une main retint mon épaule, m’empêchant d’avancer. Je retournai le visage vers le connard qui me retenait, prête à lui foutre une torgnole pour le punir de me faire perdre de vue le petit monstre. Mes yeux tombèrent dans ceux du beau, du magnifique, du merveilleux Gamma, et mon visage s’adoucit directement. Je pivotai d’un geste gracieux vers lui, me délectant de sa voix suave et de sa main douce sur mon épaule. Aaaah, Gamma… !

En plus, il savait me parler : « MON » laboratoire, et « MES » projets. C’était pas mon anniversaire, pourtant. Mais s’ils avaient envie de me construire un labo, ce n’était certainement pas moi qui les aurais empêchés. Il continua de m’expliquer quelques trucs, en me tendant un Den Den. Je l’attrapai, attentive à tout ce qu’il avait à me dire. Bon, je décrochai un peu quand il m’appela « Miss Q » ; j’avais ri. Tout ce que je retenais, c’était que je pouvais les appeler avec ce Den Den, et que pour tout ça, je devais me taire.

▬ Motus et bouche cousue !

De toute façon, j’évitais de trop en dire sur moi-même. Enfin, cette organisation m’avait contactée, moi, et je me demandais s’ils n’en savaient pas plus que de raison sur moi. Je n’avais plus qu’à espérer que non. De toute façon, il était trop tard pour reculer. Pour l’instant, je ne savais pas grand-chose de ce dans quoi je me lançais. Alors je ne pouvais qu’hocher la tête à tout ce qu’il me disait, en guise d’approbation ; si je ne connaissais pas les risques, c’était qu’il n’y en avait pas !

Et, pour l’instant, cette organisation me vendait du rêve. On m’offrait un labo, un escargophone, de l’argent et des hommes si besoin… Elle était pas belle, la vie ? En tout cas, il ne fallait pas me le dire deux fois. Les berries et les hommes, ça manquait toujours.

Je regardai le Den Den alors que Gamma m’expliquait comment contacter l’organisation, répétant à plusieurs reprises, dans mon esprit : « La Main de Dieu est toute puissante, la Main de Dieu est toute puissante, la Main de Dieu est toute puissante… ». Ca n’avait pas trop de sens, pour moi. Sans compter que j’aurais préféré qu’on parle des mains de Gamma. M’enfin… on ne pouvait pas tout avoir.

Enfin, Gamma conclut. J’étais un peu triste qu’il parte. Beaucoup. On n’avait pas passé assez de temps ensemble ! La dernière solution restait encore de partir, peut-être qu’on prendrait le bateau ensemble. Et puis, s’il avait un peu de vent en mer, je pourrais faire semblant de lui tomber dessus. Et il faudrait que je renverse un truc sur ses vêtements, du café, ou du jus d’orange. Pour qu’il se mette en colère, et qu’il ait besoin de passer ses nerfs sur moi. Un classique, mais aussi un parfait !

▬ Je pense que je vais partir. Si la construction doit durer des mois, j’aurai sûrement deux trois courses à faire, pendant tout ce temps ! Sinon, oui, j’ai énormément de questions. Mais j’imagine que les réponses viendront une fois le labo construit.

Je ne pus retenir un sourire, trahissant mon empressement. Je bouillonnais d’impatience. Jetant un dernier regard aux travaux à peine entamés, je leur fis dos d’un pivot, pour me diriger vers les navires.

Un labo à toi, Etsu… il va falloir le mériter !


By Halloween sur Never-Utopia