le calme et la sérénité, voilà ce que recherchait le jeune homme en trouvant refuge dans la bibliothèque avec une telle régularité, voilà la raison pour laquelle il passait désormais presque autant de temps dans cette antre de la culture que dans la salle d'entraînement non loin d'ici. Kyoshiro avait bien conscience qu'il ne pourrait jamais remplir le gouffre de son inculture en seulement quelques jours, cela serait un travail de longue haleine, mais ses nouvelles responsabilités le poussaient à se diversifier pour faire un bras-droit correct. Cela faisait donc quelques heures qu'il était assis dans ce siège, une tasse de thé verre sur la table juste à côté de lui et un livre posé sur ses jambes, le regard passant d'un mot à un autre avec une rapidité croissante à force de pratique.

Certes ce traité sur les différents changements politiques et historiques sur les Seas Blue n'était pas l'ouvrage le plus passionnant du monde, il reconnaissait au moins cela, mais il reconnaissait également la nécessité de comprendre le monde qui l'entourait pour ne plus être un abruti d'inculte. Mais aujourd'hui, alors qu'il venait juste de finir une page et s'apprêtait à la tourner, son den den également posé sur la table l'extirpa de sa lecture avec une évidente surprise : ce n'était pas tous les jours qu'on essayait de l'appeler.

Qui ? Il n'eut pas le temps de répondre et, fort heureusement, le maudit était doté d'une assez bonne mémoire pour reconnaître les voix et identités des personnes qui furent proches de lui à n'importe quel moment de sa vie. Elle était celle qui l'avait vraiment permis de s'ouvrir aux plaisirs de la chair, celle qui l'avait accueilli sur Grand Line et, plus récemment, celle qui avait disparu juste après avoir refait surface. Posant le combiné sur la table juste à côté de lui, refermant son ouvrage après y avoir apposé un marque-page, Kyoshiro porta ses yeux de braise sur l'appareil à ses côtés.

 « Tu sais bien que non. Ce n'est pas mon genre. »

Si on oubliait son côté chevalier servant qui l'empêchait d'en vouloir à une femme, le lumineux n'en était pas à sa première relation qui se terminait avant même d'avoir réellement commencé. Rien ne s'était vraiment passé avec Tenshi et, si cela avait été bien plus intense avec celle de l'autre côté du combiné, il n'aurait su dire s'il avait déjà eu des sentiments à son égard. Un peu tard pour s'en préoccuper, maintenant.

Portant son thé à ses lèvres pour réchauffer ses entrailles, le samouraï reposa la tasse sur la table tout en concluant son intervention d'un :

 « Tout va bien ? Que me vaut le plaisir de ton appel ? »

Le jeune homme n'avait donné son numéro qu'à une poignée de personne à commencer par son frère d'armes, Drake, ainsi que celle qui avait autrefois fait battre son cœur, Tenshi, mais la liste n'était pas beaucoup plus longue que cela. Pourquoi ?  Parce que tous voulaient parler à son capitaine mais rarement au second, rarement à un maudit grandissant dans l'ombre d'un volatile bien plus majestueux que lui. Pourtant le jeune homme avait appris à accepter ce constat en espérant qu'il ne soit que temporaire, car il n'était pas la figure de proue de ce navire et, dans l'ordre des choses, c'était  logique qu'on pense à son capitaine avant lui. Aussi dire que cet appel était une surprise aurait été un euphémisme, très clairement, mais Kyoshiro avait récemment appris l'importance de la tempérance et du calme. Son sang-froid pouvait être confondu avec de l'indifférence, pour ceux qui ne le connaissaient pas, mais les autres savaient que la vérité était toute autre.
Comment allait-il ? Simple question qui trouverait une réponse bien plus complexe, le lumineux le comprit rapidement en écoutant le speech de la belle. Elle était perdue, confuse, cela s'entendait dans le ton de sa voie et l'ancien naïf ne lui en voulait pas pour cela. Comment l'aurait-il pu ? Elle avait aimé son prédécesseur et, en plus d''occuper son poste, le samouraï possédait désormais ses sabres, l'essence même du guerrier qu'il avait été jadis. Aussi, même s'il n'y connaissait pratiquement rien en amour, Kyoshiro avait assez d'empathie pour comprendre le doute de la demoiselle et la remerciait silencieusement de s'ouvrir ainsi à lui alors que le temps et la distance auraient pu les reléguer au rang d'étrangers l'un pour l'autre.

Il aurait voulu l'interrompre, la couper pour ne pas qu'elle souffre davantage en laissant ses émotions et pensées passer à travers le combiné, mais il se retint par respect pour elle. C'était un effort conscient qu'elle faisait, une lutte contre une souffrance interne et, silencieusement, il l'écouta jusqu'à ce qu'elle lui demande de s'exprimer à son tour. Que dire ? Qu'il n'était pas Hato ? Elle le savait déjà, inutile d'enfoncer des portes ouvertes depuis longtemps.

« Où est-ce que je me situe ? »

Il laissa quelques secondes s'écouler alors qu'il rassemblait ses pensées les plus profondes, alors qu'il essayait de donner un sens à tout cela pour aborder un sujet sur lequel il ne s'était jamais vraiment penché jusqu'à maintenant. Pouvait-il aimer ? La question ne s'était pas posée avec Tenshi car il n'y avait rien de plus que de l'affection là-dedans, mais ici ? Le pouvait-il ? Pouvait-il se laisser aller à aimer une personne qui devait être à des milliers de kilomètres de lui ? Était-ce seulement sage de le faire, alors qu'il ne savait pas de quoi serait fait son lendemain.

 « Pour être honnête, je n'ai jamais aimé quelqu'un,. Pas comme ça en tout cas. Je...ce que nous avons partagé m'a semblé juste, agréable et exactement ce dont j'avais besoin à ce moment-là.  Tout comme toi. »

Il laissa quelques secondes de plus s'écouler tout en reprenant une gorgée de son thé avant de reprendre.

 « Je ne suis pas lui mais je comprends que tu puisses me voir en lui. Parfois j'ai l'impression que c'est aussi le  cas pour mon capitaine. En revanche s'il y a bien quelque chose dont je suis sûr, au vu de la vie que je mène c'est que... »

Devait-il le dire ? Devait-il vocaliser ce fatalisme évident ? Oui, il lui devait au moins cela.

 « Je vais mourir. »

Comment pouvait-il en être autrement ? Rares étaient les pirates à mourir paisiblement dans leur vie et, puisqu'il s'était levé comme un bouclier, comme une cible de la barbarie, il se doutait bien que son trépas n'aurait rien de paisible.

 « Pas aujourd’hui, pas demain non plus mais viendra un jour où je mourrai. Le sabre à la main. Tu le sais aussi bien que moi. Le supporteras-tu, d'en perdre un autre ?  M'accepteras-tu en sachant cela ?  »

Il ne voulait pas mourir, telle n'était pas son intention mais il ne pouvait pas nier la réalité pour autant. Il combattrait l'emprise de la grande faucheuse aussi longtemps que possible mais pourrait-il la repousser éternellement? Il aimait à penser que oui, mais c'était plus complexe que cela.

« En attendant mon heure je continuerai de me tenir ici, je ne fuirai pas. La question que tu te dois poser est que, consciente de la vie que j'ai choisie et de ce que l'homme au côté duquel je me tiens veut accomplir...seras-tu prête à m'aimer ? À m'accepter ? »

Jusqu'à présent le jeune homme s'était contenté de vivre pour et par les autres, de donner son temps et son énergie aux autres en faisant fi de ses désirs profondes, à plus forte raison depuis qu'il était rentré au service du Phénix, aussi n'avait-il jamais eu le temps de s'interroger sur ce que désirait réellement son cœur. Le devoir était-il suffisant pour mener une vie dont il pourrait être fier, ou lui manquait-il quelque chose ? Il avait su rejoindre  une famille de substitution avec le temps, avec le blondinet en guise de figure paternelle, mais qu'en était-il de sa propre famille ? De ses désirs profonds de partager sa vie avec quelqu'un ? La tentative avec Tenshi fut un échec cuisant et, pendant longtemps, le jeune maudit avait donc enterré cette idée sous plusieurs couches de responsabilités. Mais aujourd'hui, au moment où il s'y attendait le moins, le sujet était relancé sur la table par une personne dont il ne s'attendait plus à avoir de nouvelles. Surprise ? Oui, c'était bien le mot qui caractérisait cet échange sorti de nulle part.

Que pouvait-il dire alors qu'il ne savait pas où il en était ? Certifier qu'il resterait-il là, alors qu'il ne savait pas de quoi demain serait fait ? Il n'en savait trop rien et c'était pour cela qu'il avait repoussé ce sujet pendant si longtemps...çà et le fait qu'il n'avait personne en vue pour le moment. Pas depuis un bon moment en tout cas. Silencieusement il écouta donc la réponse de la demoiselle et, comme de bien entendu, le maudit ne fut pas surpris de l'entendre l'enjoindre à rester en vie coûte que coûte. Cette seule pensée lui tira un petit sourire en coin sans pour autant rebondir sur le sujet, tout était dit et pour l'un comme pour l'autre l'abandon n'était pas une option.

«Sauras-tu me rattraper ? C'est surtout ça la question.»

Oui, il partait pour le Nouveau Monde et, contrairement à Grand Line, il ne pourrait pas s'y déplacer aussi facilement que cela malgré toute sa bonne volonté. Il allait devoir suivre le mouvement et, si cette perspective était source de frustration, elle en valait la peine.

« Une mort honorable, c'est tout ce que cherche un samouraï. Mais je n'ai pas dit que je faciliterai la tâche de la Grande Faucheuse. J'ai assez de détermination pour que mon corps se brise avant mon esprit.   »

Reposant sa tasse sur la table après une énième gorgée, le jeune homme laissa quelques secondes s'écouler avant de conclure par un :

« Rejoins-moi quand tu seras prête. Mais ne tarde pas trop.  »