Si la verte devait être honnête, elle avait reçu plus d’un regard curieux avant qu’un employé ne finisse par lui demander clairement si elle était sérieuse. Elle l’était, même si elle comprenait également le léger embarras des employés du chantier naval. Après tout, leur travail consistait à effectuer des réparations ou modifications sur les navires, un domaine qu’ils maîtrisaient plutôt bien. Bien souvent, on leur demandait également le fameux revêtement des navires, qui permettaient à ceux-ci de passer sous l’eau et ainsi rejoindre l’île des homme-poissons, le seul chemin pour le Nouveau Monde disponible pour tout ce qui avait une prime. Mais leur demander de revêtir un phare? C’était bien la première fois, et ils n’avaient pas manqué de le faire comprendre, pas que la verte ait réellement écouté leurs revendications.

Au final, ils avaient fini par céder, un peu timidement, et quelques hommes s’étaient aventurés sous le bloc de terre massif pour commencer à le recouvrir, un travail colossal et, selon leurs propres termes “ridicule”. Avant même qu’ils puissent entamer le job, il avait fallu uniformiser la terre, la recouvrir d’une couche de métal, qu’ils avaient ensuite pu couvrir lentement de résine. On lui avait certifié qu’ils n’avaient pas vraiment le choix, la terre étant trop peu stable en temps normal, risquant donc de s’effriter, d’emporter un peu de résine avec et donc de faire s’effondrer toute la bulle protectrice.

La médecin avait argué, un peu, que l’îlot perdait grandement en charme, ce dont un homme plus patient que les autres avait convenu, en ajoutant également que si la bulle crevait sous l’eau, la terre, le phare et sa détentrice seraient certainement moins beaux à faire une fois broyés par la pression. Ça avait suffit à faire abandonner la jeune femme. Elle aimait le phare actuel, mais rester en vie était un tant soit peu plus important tout de même.

Elle était repartie après plusieurs jours de travail, et une paie grassement augmentée pour le travail supplémentaire que les hommes avaient dû effectuer, en plus d’un généreux pourboire qui leur permettrait de payer des tournées au chantier entier plusieurs jours tant qu’ils restaient raisonnables. Il ne s’agissait pas de se faire mal voir par le chantier alors qu’ils avaient accepté un travail que plusieurs autres avait refusé de par son incongruité, d’autant plus que visiblement, elle devrait ré-effectuer le travail si elle comptait partir en sens inverse? Finalement, la pirate avait voulu expérimenter comment faisaient les autres, la prochaine fois, elle passerait par-dessus l’une des Calm Belt, ce serait plus simple. Moins coûteux aussi, même si ce n’était pas le plus gros souci.

En l’instant, l’esprit de la criminelle était ailleurs cependant. Dans l’eau plus précisément, avec ses pieds. Le temps au beau fixe, la mer bleue, la chaleur douce, mais pas suffocante, avant de s’engager dans les abysses pour une durée indéterminée, le temps de retrouver Jiji et de décider de ce qu’elles faisaient ensuite, la jeune femme avait posé le phare près des montagnes pour se rafraichir, les pieds trempant dans l’eau.

Allongée au sol, elle avait fermé les yeux, se contentant de la présence de Patoune sur sa poitrine et du clapotis des vagues dans ses oreilles. Des jours comme ça, c’était toujours du pur plaisir, rien d’important à faire au delà de la descente, qu’elle pouvait se contenter d’effectuer plus tard, une situation agréable, elle aurait presque pu faire une sieste…

C’était toujours comme ça, quand elle avait la paix, bercée par le rythme des vagues et la mélodie du monde, il fallait une fausse note, quelque chose pour la déranger. C’était sûrement comme ça pour tout le monde, mais ça restait vexant. Enfin, elle n’était pas vraiment innocente dans l’affaire non plus, n’importe quel habitant de l’île des homme-poissons qui remontait pour une raison ou une autre se serait sûrement arrêté pour observer son îlot. Probablement pas ceux de Marijoa ceci-dit, eux étaient probablement occupés à renifler leurs pets ou quelque chose du genre.

Le battement de coeur qui se rapprochait, le bruit de la surface de l’eau qui éclatait pour laisser passer un corps, le choc léger des pieds qui touchent la terre… C’était drôle comme une fois qu’on savait reconnaître certains bruits, le monde savait annoncer ses intentions à ceux qui voulaient bien l’écouter. A ceux qui pouvaient l’entendre était plus juste, mais la verte n’était pas exactement une grande maîtresse des mots, contrairement à sa mère. Elle préférait faire ce qu’elle pouvait faire et ignorer le reste, ou simplement le reporter à plus tard… quand elle en aurait de nouveau l’envie. C’était aussi ça, les joies de la liberté pirate.

Gardant Elesh près d’elle, la pirate laissa l’invitée surprise faire tant qu’elle ne cherchait pas à entrer dans le phare. Gentille oui, mais pas au point de se laisser dérober, surtout qu’elle avait un paquet de trucs dans ce phare, à commencer par ses bouteilles du tour du monde. Bien heureusement, ce n’était visiblement pas dans les intentions de la jeune femme, qui se contenta de faire légèrement le tour de l’îlot, ce qui ne prendrait guère de temps puisqu’il n’y avait de toute façon qu’un petit jardin, quelques arbres, un phare et de la terre, le tout entouré de barrières, pour la sécurité des passagers. Elle pouvait voler, mais si Patoune tombait, ce serait une autre paire de manches, et elle préférait éviter ça.

Finalement, l’intruse avança, lentement, comme si elle souhaitait rester silencieuse, mais sans avoir de mauvaises intentions de ce que la verte entendait. Peut-être que la nouvelle venue espérait simplement ne pas réveiller la pirate, qui devait sembler endormie allongée là les yeux fermées. Aimable intention, plus qu’elle ne pouvait en dire d’un sacré nombre de personnes qui ne se seraient pas gênées pour arriver avec leurs gros sabots et exiger qu’elle se lève. Bruissement de tissu, elle avait dû bouger le bras, puisqu’il n’y avait pas eu de bruit de pas ensuite. Pour faire quoi? Saluer Patoune visiblement, un genre d’animal qu’elle n’avait jamais rencontré. C’était probablement mieux pour elle, la boule de poil n’hésitant pas à se fourrer tout ce qui avait l’air vivant dans le bec.

“ Elle est bizarre.”

La voix désincarnée, à laquelle il manquait toutes les intonations habituellement marquées du langage, sonna, alors que la prédatrice fixait la nouvelle venue encore humide de sa plongée. C’est une voix paisible, presque ensommeillée, qui lui répondit, alors que l’ex-incarcérée ouvrait lentement les yeux, comme si elle sortait d’une sieste qui n’était de toute manière jamais arrivée.

“ Elle n’a jamais vu de Vorinclex Patoune, c’est normal.”

Penchant très inconfortablement la tête pour avoir l’amatrice de prédateurs dans son champ de vision, elle découvrit ainsi une jolie jeune femme aux longs cheveux argents, l’air innocent et presque un peu perdu. A sa décharge, la situation devait probablement lui paraître étrange. Objectivement parlant, la verte était peut-être effectivement une des personnes les plus bizarres des océans.

“ Tu peux admirer autant que tu veux, mais évites d’essayer de la toucher, tu pourrais y perdre une main… Ou la vie, selon la faim d’Elesh. Enfin, elle a mangé il y a peu, alors ça devrait aller.”

“ Et mon avis?”

“ Euh… Oui, ça peut être bien de lui demander avant aussi. Désolée Patoune.”

Se redressant, la jeune femme s’étira un instant avant de sortir les pieds de l’eau et se lever pour de bon, Elesh suivant le mouvement pour s’installer confortablement sur son épaule, les pattes avant utilisées pour se tenir à la tête de la verte.

“ Je savais que j’avais du succès dans les profondeurs, mais de là à ce qu’on vienne me chercher avant que je descende, je m’y attendais pas. C’est pour une consultation, une opération ou juste une ordonnance?”

Au minimum, la verte pouvait admettre que la nouvelle venue était prudente. Une bonne chose, on ne savait jamais sur qui on pouvait tomber sur les mers. Un coup on rencontrait une gentille bouille bleue qui vous aidait à casser la gueule à une bande de braconniers, un coup on se retrouvait à courir comme une dératée pour échapper aux trois mètres de prédateur en fureur qui décidaient de se faire un pâté en croûte d’humain en se passant du pain. Ça ou un cannibale psychopathe déguisé en clown et armé d’une bonbonne de gaz hilarant, pour ce que ça changeait.

“ Oh, honnêtement, Patoune est encore jeune, elle n’est pas SI dangereuse.”

“Si.”

“ Mais non, mais non, tu es encore toute mimie, rien à voir avec ta mère. Ou ton père, je suis toujours pas sûre de qui j’ai croisé. C’était… enfin, disons qu’il ou elle était mignon aussi, mais c’était… pas le même genre de mignon quoi.”

C’était une belle façon de dire que les Vorinclex adultes n’avaient clairement pas une gueule de porte-bonheur, plutôt du genre à avoir les dents bien visibles, des os par dessus la peau et une violente envie d’enfourner tout ce qui passait, un point qu’ils partageaient avec leur progéniture, même si c’était chez eux poussé à l’extrême.

“ Enfin, tout ça pour dire que Patoune est surtout dangereuse si elle a faim et que ça devrait pas être le cas. Je te crois sur parole quant au fait que tu en ai jamais rencontré, en général ceux qui connaissent ne sont PAS heureux d’en revoir un. Je dois avoir un livre qui traîne sur eux si ça t’intéresse.”

Elle parlait distraitement, comme souvent, presque plus pour faire la conversation, trop heureuse de rencontrer quelqu’un d’autre qu’Elesh, qui même si elle était capable de parler avait tendance à être concise, en plus de ne pas s’intéresser à grand chose. Au moins, l’argentée était plus réactive, rebondissant directement sur le terme de profondeurs pour aborder l’île des hommes poissons.

“ Mhmh, c’est ça. Je pensais que tu venais de là pour me chercher, je passe de temps en temps m’installer dans les bas quartiers, en général les habitants sont plutôt contents de me voir. Ça doit avoir un rapport avec le fait que je fais tout gratuitement, mais tant qu’ils sont en bonne santé, ça me va.

Et oui, je suis médecin. Docteur Dharma. Enfin, officiellement, je suis surtout pas diplômée, parce qu’ils distribuent pas ce genre de choses en prison, mais j’ai appris d’un des meilleurs, ça doit bien compter pour quelque chose. Si tu as besoin, hésites pas à demander, autrement…”

La porte du phare s’ouvrit, laissant échapper deux chaises et une petite table de jardin qui se posèrent non loin. La jeune femme pris place, se laissant tomber sur une chaise qui se renversa, s’interrompant en cours de chute, avant de reprendre sa place initiale, la médecin le teint rouge, un peu gênée, invitant l’argentée à s’asseoir si elle le désirait.

“ Pour les informations, je ne sais pas ce que je peux faire pour toi, mais je veux bien essayer, j’ai pas mal voyagé ces dernières années depuis que j’ai euh… quitté mon équipage?”

C’était tout à fait vrai, même si elle omettait totalement que l’équipage en question n’était même pas au courant qu’elle était en vie. Pas qu’ils aient fait grand effort pour la retrouver non plus.

“ J’oubliais, je suis Jericho. Jericho D. Dharma, je suis née sur Grand Line. Tu veux boire quelque chose?”

Plusieurs bouteilles prirent la même trajectoire que le mobilier précedemment, se déposant doucement sur la table accompagnés de deux verres. Finalement, le seul souci, c’était sûrement le contenu des bouteilles… dont une seule n’était pas alcoolisée.

La verte ne pouvait qu’acquiescer à la remarque de l’argentée quant au fait de se renseigner sur ce qui l’attendait. L’information, c’est le pouvoir comme disaient certains, et même si dans son propre cas elle aimait bien apprendre simplement pour satisfaire sa curiosité, elle ne pouvait nier que la survie était un avantage non négligeable. Elle n’avait plus vraiment besoin de ce livre sur les Vorinclex, presque un fascicule plus qu’un vrai ouvrage pour être honnête puisque l’auteur n’avait jamais pu l’achever, finissant entre quatre planches par son sujet d’étude, et se nota de le donner à la jeune femme avant que celle-ci ne parte.

Une fois installée, la pirate commença à répondre aux questions de son invitée, qui avait fini par se présenter sous le nom d’Aconea, une originaire d’Amazon Lilly, un nom qui ne parlait pas vraiment à l’originaire de Water Seven. Ou alors c’était ça le nom de l’île de pirates sur Calm Belt? Peut-être, elle devait bien admettre que pour le coup, elle avait un trou de mémoire. Elle l’avait déjà entendu, ça elle en était sûre, mais à part ça…

La bouteille choisie par Aconea s’éleva lentement, le bouchon sortant avant que le liquide ambré ne coule tranquillement dans le verre de la jeune femme, comme versé par un majordome invisible alors que la maudite corroborait ses dires.

“ C’en est. Celui là me vient d’East Blue, une distillerie installée sur des marais, c’est assez osé, apparemment ils peuvent se casser la gueule et se faire engloutir au moindre séisme, mais comme ils sont là depuis presque un siècle et que leur affaire tourne bien, ils ont pas très envie de déménager. Ça aide pas que le propriétaire soit un vieux borné qui a dit qu’il préférait mourir dans cette tourbe que survivre dans le déshonneur, mais bon.”

Ouvrant une autre bouteille, un liquide d’un beau vert pâle s’échappa de celle-ci pour tomber dans le verre de la pirate la plus honnête des mers, qu’elle contempla un instant avant qu’une autre bouteille ne s’élève, celle-ci pleine d’un liquide cristallin dont quelques gouttes tombèrent dans le verre, faisant s’élever de fines spirales au milieu de l’alcool. C’était un spectacle que la pirate pouvait contempler sans jamais s’en lasser alors que l’eau coulait désormais en un fin filet avant de se stopper brusquement lorsque la couleur de l’absinthe fût jugée convenable par la buveuse. Vérifiant une dernière fois son verre, elle éleva celui-ci à la main, invitant l’argentée à trinquer.

“ Mh, par où je commence… Par mon nom j’imagine? Très franchement, je n’ai aucune idée de pourquoi le D. Enfin, si, mais, pas vraiment. Mon père a insisté pour qu’il soit là à ma naissance. Selon lui, c’était un porte-bonheur, une tradition venue de chez lui. Je suis presque sûre que c’était un mensonge, mais ce n’est pas comme si je pouvais le prouver. Il le portait aussi, mais ça ne nous a porté chance ni à lui ni à moi.”

Elle éclata de rire, assez franchement, en pensant au pauvre homme coincé à Impel Down avec les yeux crevés. Probablement l’une des deux seules bonnes choses qui avait pu arriver dans cette prison du diable pour la verte. Ça et sa rencontre avec 1716, l’homme assez fou pour rester dans l’enfer de la prison quand il avait l’opportunité d’en sortir. Celui qui avait décidé d’y entrer et d’y rester jusqu’à sa mort.

Elle trempa ses lèvres dans son verre, appréciant les saveurs de la fée verte avant de reposer le verre pour réfléchir à la suite, caressant doucement la tête d’Elesh qui était revenue sur ses genoux, pour s’y endormir cette fois. Peut-être le seul moment où son espèce était vulnérable, puisqu’ils dormaient d’un sommeil si profond qu’il était impossible de les en déloger. Voir un Vorinclex dormir était rare, justement parce qu’ils se terraient là où on ne les verraient pas dans cet état.

“ Pour les bas-quartiers, tu vois juste, il s’agit basiquement des quartiers laissés à l’abandon par les plus riches. Ils ne sont pas totalement laissés pour compte à ma connaissance, mais assez pour qu’une paire de main en plus qui cherche à les aider soit appréciée. Ce n’est pas vraiment de la générosité non plus, je fais juste ce que 1716 m’a demandé de faire. Ah, euh, 1716, c’est l’identification de mon professeur, c’était un détenu. Plus intègre que beaucoup d’ailleurs.

Pour les meubles, et les bouteilles, c’est juste ma malédiction? Les fruits du démon, tout ça, je suppose que tu connais l’histoire? Sinon je dois pouvoir t’expliquer ce que je sais, mais ce sera pas grand chose, juste les grandes lignes, je suis pas spécialiste du tout.”

Elle reprit une gorgée, savourant simplement son verre en regardant l’horizon un instant. Est ce que ce n’était pas tout ce qu’on pouvait demander de la vie? Un bon verre devant chez soi, confortablement installée dans une chaleur printanière, le soleil, quelqu’un avec qui parler… Il ne lui manquait que l’amour de sa vie, et la verte aurait été comblée. Un jour peut-être qui sait, elle ne perdait pas espoir de pouvoir l’emmener voir le monde. Tournant la tête, elle posa un regard légèrement attendri sur le phare, sachant pertinemment que Fulu dormait à l’intérieur. La boule de poil passait plus de temps à dormir qu’à autre chose en ce moment…

“ Pour l’île… Déjà, c’est pas une île entière. C’est un fragment, un îlot qui vient de South Blue. Le terrain, et le phare, appartenaient à un vieil homme et ses animaux. Il m’a proposé de ramener tous ses animaux sur Gaimon, sur East Blue, et en échange le phare était à moi. Il était assez désespéré, sa vie arrivait à son terme et il voulait juste voir ses amis de toujours pouvoir gambader sur une île qu’il pensait être un bon refuge.”

Son sourire attendri se tordit, clairement amer. Gaimon était un mauvais souvenir pour elle. Une marque de la cruauté humaine qu’elle aurait préféré oublier. Elle vida son verre d’une traite avant de le reposer, un peu plus fort qu’elle n’aurait aimé, continuant d’un ton dégoûté.

“ C’était une mauvaise idée. L’île était pourrie par la gangrène. De la vermine qui traquait, massacrait et faisait du trafic avec les pauvres bestioles. Une amie et moi avons… fait une purge. Pas assez grande à mon goût. J’y retournerais un jour, éjecter de force toute trace de présence humaine. Rendre l’île aux chimères et les voir faire leur vie.”

La verte sourit en entendant cette expression. Des familles avancées dans le temps, c’était une façon amusante de parler des vieilles familles, souvent pète-sec et un peu trop arrogantes sans aucune raison. De son point de vue, si elle était là aujourd’hui, c’est que la famille Dharma était aussi vieille que n’importe quelle autre, non? En supplément, la plupart des gens de “vieille famille” avait tendance à se vanter des exploits de leurs ancêtres sans avoir quoi que ce soit à apporter eux-même. Bref, des gens comme des chouquettes, ça paraissait bien à l’extérieur, mais au final, ce n’était que du vent.

Cependant, la pirate avouait ignorer si toute sa famille portait cette initiale. Son père oui, ça, elle en était certaine, mais son grand-père? Elle avait déjà entendu son nom plus jeune, c’était… Asaël? Asaël Dharma, ça lui parlait oui. Asaël D. Dharma? Nettement moins, donc c’est que ça ne devait pas être ça.

“ Si je me souviens bien, mon grand-père paternel ne la portait pas, donc c’est pas vraiment une tradition familiale. Je saurais pas vraiment expliquer, parce que mon père ne me l’a jamais dit lui-même, c’est du bouche-à-oreilles de ma mère qui disait que lui avait insisté pour que je la porte. Pas que ça change grand chose honnêtement.

J’aurais pu lui demander mais…”

Repensant à la dernière fois qu’elle avait vu son géniteur, un rictus s’afficha sur le visage de la maudite, avant de se transformer en sourire, puis en éclat de rire en imaginant leurs retrouvailles. Comme si elle allait aller le chercher pour lui demander ce genre de choses. Ce serait plutôt lui qui viendrait lui demander des comptes.

“ Disons qu’il est actuellement en prison et aveugle. Vivant je crois, même si c’est pas faute d’avoir essayé de me débarrasser de lui. J’ai juste manqué de temps, c’était la liberté ou sa vie, j’ai préféré m’évader.”

Elle haussa les épaules, préférant mettre le sujet derrière elle. Si l’évasion était un bon souvenir, tout ce qui s’était passé avant ne l’était certainement pas. Pour être exact, c’était sûrement les pires souvenirs qu’un être humain, ou métahumain, pouvait avoir. Dix ans d’enfermement dans la fosse commune du monde civilisé, là où on envoyait les gens pourrir en attendant qu’ils crèvent. L'exécution avait au moins le mérite d’être rapide, la prison en revanche pouvait durer toute une vie et plus encore.

Quant aux fruits du démon… Agitant son index pour faire voler la bouteille d’eau en l’air, la verte reprit avec un sourire.

“ Maintenant c’est fait. J’avoue que j’ai aucune idée du vrai nom de ce fruit, je l’ai juste appelé le Fruit de la Flemme, pour une raison assez évidente. Enfin, évidente pour moi… Je peux dire qu’ils existent vraiment en tout cas, et que ce n’est pas juste une rumeur.

Et oui, on perd la capacité de nager à ma capacité. Enfin, non, j’ai connu quelqu’un qui avait essayé, et c’est pas vraiment qu’on ne peut plus nager, c’est plus que ça n’a pas d’effet? Je veux dire, je sais nager, ça n’a pas changé, mais même si je venais à effectuer ma plus belle brasse, l’eau m’attirerait vers le fond quand même, je sais pas si c’est vraiment clair. On est juste attirés vers le fond de l’eau, qu’on nage ou pas? Ça doit être une bonne façon de le dire. Pour ce qui est d’un accident…”

L’île des homme-poisson était à environ dix kilomètres de profondeur et si la verte n’était pas vraiment une spécialiste de la physique marine, elle savait tout de même que plus on allait vers le bas, plus l’eau pesait sur les corps, d’où l’importance de la stabilité de la bulle. C’était même pour ça qu’il avait fallu faire faire cette coque en métal laide, pour être sûr que le revêtement serait bien enduit partout, là où de la roche pouvait garder une multitude de micro-crevasses non protégée, qui aurait mis l’intégralité de la chose en péril, et elle avec par la même occasion.

“ Disons que ça dépendra la profondeur. Si ça casse rapidement, j’aurais le droit à une lente et douloureuse noyade. Si ça casse vers la fin, ce sera une fin rapide et je serais probablement broyée par toute l’eau au-dessus de ma tête? Dis comme ça, c’est pas un sort très enviable, mais c’est pas comme si j’avais beaucoup d’autres choix si je veux descendre de toute manière, et je ne vais pas abandonner ma maison comme ça.”

Un sourcil se haussa en entendant cette petite butée sur “les humains”, mais la jeune femme n’insista pas. Ce n’était pas vraiment sa place que de faire ce genre de remarque, et à moins qu’Aconea ne souhaite un diagnostic, auquel cas il faudrait bien qu’elle se décide à être entièrement honnête, Jericho ne comptait pas s’amuser à fouiller, tout le monde avait droit à ses petits secrets.

Lorsque l’argentée proposa son aide pour une purge de Gaimon, la verte la contempla un instant, sans trop savoir quoi dire. Elle recula dans sa chaise, gratouillant Elesh derrière l’oreille alors qu’une bouteille remplissait de nouveau son verre, cette fois d’un beau liquide jaune doré.

“ J’avoue que je ne sais pas quand j’irais. Peut-être bientôt, peut-être jamais. Ça dépendra sûrement un peu de l’amie que je vais voir dans les abysses, si elle est intéressée ou pas. Sans doute pas la connaissant, et c’est sans doute mieux comme ça.

En tout cas, je doute avoir besoin d’aide, mais si tu veux participer, hésites pas à me contacter, on s’arrangera.”

Un bout de papier cartonné vola autour du phare pour se poser devant la jeune femme, sur lequel on pouvait lire “Jericho D. Dharma, médecin bénévole, pirate et démonologue.”, suivi d’un numéro d’escargophone. Elle invita l’argentée à la prendre avant de se rendre compte de son erreur.

“ Mais non, je suis conne. Ça irait probablement mieux dans l’autre sens, ce sera plus simple si je te contacte, je passe te chercher et ensuite on fait un petit soulèvement d’île ni une ni deux.”

Elle ne s’attendait pas vraiment à ce que l’argentée comprenne ce qui l’avait poussée à mutiler son paternel quand elle l’avait raconté, simplement expliquer pourquoi obtenir une réponse quand à cette histoire de D. risquait d’être compliqué. En un sens, la verte ne comprenait pas vraiment les réactions des gens à propos de cette initiale. Certains semblaient gênés, voir apeurés comme Lidy avait pu l’être, d’autres semblaient curieux, comme Aconea en l’instant; et si la pirate ne voyait pas vraiment d’inconvénient à répondre à ces questions, elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qui rendait cette lettre si intéressante aux yeux des gens. Peut être qu’elle devrait explorer cette histoire un jour ou l’autre. Une chose de plus qui s’ajoutait à sa longue liste de choses à faire.

Ironiquement, la jeune femme face à elle semblait à l’opposé de ses propres sentiments à propos de son acte. Là où la médecin était très satisfaite d’avoir pu mutiler son géniteur et de l’avoir laissé croupir en prison, seulement défaite par le manque de temps qui aurait pu lui permettre de l’éliminer, l’argentée semblait mal vivre son matricide. Empathique pour parfois peu, la jeune femme s’éleva dans les airs, Elesh toujours endormie sur un bras à l’instar d’un félin dans un arbre, l’autre bras levé pour venir caresser la tête d’Aconea comme pour la réconforter. Guère correct si on considérait qu’il ne s’agissait que d’une première rencontre, mais la verte n’était pas exactement férue des conventions sociales, quand elle en était même consciente. Pour elle, elle avait juste fait ce qu’elle pouvait pour tenter d’aider émotionnellement la demoiselle.

“ Ça va aller, c’est passé. Enfin, je suis pas très douée pour réconforter les gens, mais si tu veux en parler, ça pourrait te faire du bien?”

A côté de cela, l’analyse de la jeune femme était correcte, ou du moins elle en était arrivée à la même conclusion que la démonologue en herbe. Par défaut, le corps humain flottait, à condition d’avoir assez d’air dedans certes, mais il flottait. Une grande inspiration suffisait, là où une expiration le faisait couler. Le corps d’un maudit, en revanche, coulait sans distinction de sa quantité d’air. Par conséquent, la première conclusion qu’on pouvait tirer, c’était que soit le corps des maudits était plus dense et lourd que celui d’un humain, ce qui était vérifiable facilement en plus d’être incorrect. La seconde, aussi illogique soit elle, c’est que la mer voulait ramener à elle les maudits, pour une raison ou une autre. D’un autre côté, quand on pouvait accepter que certaines malédictions permettaient de modifier toute la structure du corps humain, l’idée que la mer ait une conscience n’était pas exactement la plus délirante. Étrange, certes, mais pas forcément idiote quand on considérait que certains pensaient que l’eau pouvait retenir les informations des choses avec lesquelles elle était en contact même lorsque ce n’était plus le cas.

La verte se contenta d’acquiescer, les prix des fruits pouvant varier mais souvent extrêmement élevés, quand ils étaient même trouvables sur le marché, à savoir pas souvent. Pour autant, après de longs mois à glaner des informations, elle avait fini par découvrir qu’il existait des encyclopédies qui les recensaient, plus ou moins. De ce qu’elle avait entendu, même ces encyclopédies étaient incomplètes, même si le savoir qu’elles abritaient était déjà bien supérieur à la mémoire de la plupart des gens. Peut être que ça aussi elle faudrait qu’elle le fasse, un de ces ouvrages pourrait peut être l’aider à mieux comprendre le fonctionnement des fruits…

“ C’est bien ce que les gens appellent le Nouveau Monde, même si je n’ai aucune idée de pourquoi. Je sais pas tout ce que tu as entendu, mais les deux sont vrais, on peut aussi bien y faire fortune qu’y laisser la vie. Comme partout en soi, c’est juste plus… exacerbé? C’est là-bas que j’ai rencontré Patoune par exemple, et si je la vendais à un riche collectionneur, je pourrais sûrement en tirer une fortune. Pas que je compte le faire, j’aime trop ma boule de poil pour ça, mais ça serait sûrement le cas vu leur rareté et dangerosité.”

Quant à ses objectifs, c’était une question… intéressante? Suffisamment pour la faire mimer de réfléchir profondément, prenant une gorgée de son whiskey avant d’éclater de rire et répondre.

“ Aucune idée de ce que je cherche. A profiter de la liberté j’imagine? Je me contente de voyager là où j’en ai envie et de faire ce que j’ai envie de faire, quand je peux en tout cas. Le monde est mon huître comme dit le proverbe. Tant que j’ai l’envie, je continue, et quand je ne l’ai plus, je me pose quelques semaines sur une île pour souffler avant de retrouver la volonté de faire des choses. J’ai quelques petites choses à faire, et toute une vie devant moi pour les faire.

La question, c’est plutôt qu’est ce que toi tu cherches? Si je me souviens bien, Amazon Lilly, c’est loin d’ici, tu as dû en faire du chemin, pour faire quoi au juste?”

Le geste de la verte ne semblait avoir fait plaisir à sa comparse, qui y avait probablement vu une forme ou une autre d’infantilisation, même si ce n’était pas le but. Personne n’aurait vraiment pu la blâmer pour ça, la pirate était simplement trop détachée des normes sociales pour vraiment se rendre compte du souci. Au moins, l’argentée était consciente du souci, et du fait qu’il était dans le passé, quelque chose d’immuable. A quoi ça avançait de se plaindre de quelque chose de fini? Pas à grand chose, même si la jeune femme était consciente que, des fois, les choses étaient dures à accepter.

Ceci dit, l’idée que le Nouveau Monde s’appelait ainsi à cause de sa faible fréquentation, et sa cartographie moindre encore avait du sens. Si le lieu était inconnu du plus grand nombre, est ce que ce n’était pas un nouveau monde en un sens? L’idée lui plaisait en quelque sorte, c’était une bonne façon de faire bouillir le sang de ceux qui se sentaient l’âme d’explorateurs. Pas elle, pas vraiment en tout cas, mais peut-être qu’un jour elle aurait envie d’aller découvrir ce qui s’y cachait et que les autres n’avaient pas encore trouvé.

“ Ça… se tient en fait. Mais moi j’ai de l’argent, pourtant je trouve quand même ça plus intéressant d’aller chercher les choses par moi même. J’imagine que je n’en ai juste pas assez, ou que j’aime trop les promenades pour ça?

A leur place, j’utiliserais l’argent pour engager un garde du corps et aller voir tout ça par moi-même plutôt que rester dans un manoir étouffant, mais bon, c’est leur argent, ils font ce qu’ils veulent avec. Je trouve juste ça dommage d’envoyer des gens au casse-pipe pour ça.”

Typique des gens extrêmement riches en soi, quand ils faisaient des caprices, ils préféraient se les faire accomplir en jetant une liasse conséquente de billets plutôt que de faire quoi que ce soit de concret pour les remplir. Est ce que, dans le fond, l’excès d’argent ne faisait pas perdre le sens des mesures aux gens? C’était une bonne question, à laquelle sa mère aurait sûrement la réponse. Son travail de chasseuse de primes avait dû lui rapporter une petite fortune à l’époque non? Et si ce n’était pas le cas, le salaire qu’elle touchait aujourd’hui pour diriger la boutique de bijoux de Water Seven suffisait à la qualifier de milliardaire, alors elle serait sûrement à même de répondre.

En entendant que l’argentée comptait éclaircir quelque chose, la verte pencha la tête, prenant une nouvelle gorgée de whiskey avant de voir les deux jambes fusionner, le pantalon tombant donc puisque pas adapté. Du coup, la jeune femme avait décidé de jouer cartes sur tables? La pirate n’était pas vraiment sûre de ce qu’elle avait fait pour justifier cette révélation, mais elle reposa son verre avant de pouffer légèrement devant la gravité de la voix de son invitée.

“ Tu sais, je m’y attendais, je n’ai pas insisté par politesse, c’est tout. Si on s’était rencontrées ailleurs, sur East Blue par exemple, j’aurais probablement été surprise, mais là… Je veux dire, on est au pied de Red Line, tout ce qu’il y a autour, c’est l’île des hommes-poissons à dix kilomètres sous nos pieds, Marijoa à dix kilomètres au-dessus de nos têtes et une étendue de montagnes inhabitées à ma connaissance.

Du coup, en t’entendant sortir de l’eau… Disons que c’est de découvrir que tu habitais Red Line qui m’aurait le plus étonné.”

Finalement, ce que la jeune femme voulait, c’était surtout tracer sa vie, enfermée dans le carcan familial trop longtemps, et tombé dans celui de son père quand elle avait échappé à celui de sa mère. C’était une bonne idée, même si elle était encore visiblement confuse sur comment elle était censée s’y prendre, ce qui n’était pas très étonnant de toute manière. Qui savait vraiment ce qu’il voulait faire de sa vie? Le destin, ça n’existait pas, ou alors il était sacrément cruel. Et s’il existait, il y avait intérêt qu’à la fin de l’histoire, elle soit mariée à son grand amour, heureuse et comblée par la vie, sinon, c’était vraiment injuste.

“ C’est plutôt pas une mince affaire de chercher un sens à sa vie. Si tu veux mon avis, tu devrais commencer par te fixer des petits objectifs. Je sais pas moi, visiter telle île, rencontrer telle personne, tester des trucs nouveaux. C’est un bon début, et comme ça pendant que tu fais ça, tu peux réfléchir à ce que tu aimes et ce que tu as envie de faire ensuite, comme si tu allais d’échelon en échelon jusqu’à arriver à la bonne réponse s’il y en a une.

Au moins, tu sais te défendre, c’est plus que beaucoup qui se lance à l’aventure, à condition de rester vigilant.”

Du sol, un mélange de terre et de roche s’éleva, formant 4 pieux dirigés vers la sirène lancés à grande vitesse, mais s’arrêtant à une trentaine de centimètres de sa peau, juste assez pour un instant de panique, pas assez pour réellement la mettre en danger. Avait elle pu les voir, y réagir? Peu importait réellement, les pieux survivant à une potentielle défense retournant à l’état de terre et revenant approximativement à leur place initiale comme si rien ne s’était passé.

Si elle avait décidé de s’en prendre directement à la verte en revanche, elle aurait probablement eu la mauvaise surprise de découvrir un trident figé en l’air et imperméable à toute tentative d’être déplacée, complètement pris par l’emprise l’emprise de la malédiction de la jeune femme.

Suite à son assaut sorti de nul part, elle éclata de rire avant de s’excuser.

“ Désolé, désolée, je plaisantais. Je suis… difficilement capable de mentir disons, pas sans y faire une réaction allergique en tout cas, alors je m’amuse comme je peux, j’ai juste voulu te taquiner et voir si tu étais à l’affût ou non.”

Trop lâches, trop paresseuses, trop riches. C’était une bonne façon de résumer le genre de personnes qui agissait ainsi, d’autant plus quand elles avaient suffisamment peu d’intérêt pour tenter de tout régler par l’argent. D’un autre côté, s’il ne s’agissait que d’une lubie, est ce qu’ils avaient vraiment besoin de s’investir dans leur passion de l’instant? Cela ne voulait pas dire qu’elle cautionnait l’idée de traiter un être vivant comme un consommable. C’était un affront au visage du miracle de la vie et l’ignorer était le propre de celui qui était trop arrogant pour l’oublier, même la meurtrière en était consciente. Finalement, considérer son prochain comme un objet n’était probablement fait que par des gens assez arrogants pour se considérer comme le second avènement d’un dieu ou d’un autre, ou ceux qui se donnaient des titres ronflants comme “Assistant au Directeur Adjoint du Service des Ressources Humaines”. Le terme même de “Ressources Humaines” était déshumanisant, et la verte aurait bien mis deux baffes à celui qui avait inventé l’expression.

Ceci dit, la scène devant ses yeux était assez drôle pour la pirate, qui n’avait absolument pas prévue que son interlocutrice tente de se laisser tomber à terre, ainsi arrêtée par son trident immobilisé. Le résultat, c’était une sirène qui tentait de se plaquer au sol, mais qui était relevée de force par son arme qui refusait de tomber, dans une posture assez similaire à celle d’une femme-serpent. Elle avait l’air ouvertement boudeuse cette fois, même si les excuses de la verte eurent bien vite raison de cette moue de vexation. Essayant de rassurer l’argentée qui déprécier ses capacités, la maudite répondit d’une voix douce.

“ C’est possible, mais j’ai l’expérience de la survie en terrain hostile d’une part, ce que j’estime être une maîtrise raisonnable de ma malédiction d’autre part et l’avantage indéniable de la surprise enfin. Si on prend la situation de ce point de vue là, c’est difficile de nier que tu as de bons réflexes et un bon jugement du combat.

De toute manière, je ne tues pas. Enfin, pas en premier. Si je peux l’éviter. Dis comme ça, ça fait beaucoup de restrictions, mais en général, j’essaye de ne pas tuer de gens, ça ne va pas avec mon travail. Dans le pire des cas, tu aurais fini avec deux pieux dans le corps et tu aurais cassé les deux autres, je veux dire, c’est juste de la terre et un peu de roche.

Et puis, comme j’ai dit, j’ai surtout pu comprendre que tu étais pas humaine à cause du contexte, dans un autre milieu ça n’aurait sans doute pas été le cas. Peut-être avec une auscultation si tu avais eu besoin d’un médecin, mais j’avoue que je ne m’y connais pas assez en terme de biologie pour savoir si je pourrais entendre une différence entre un corps humain et un corps d’homme-poisson aux jambes séparées… Peut-être au son des pas et au rythme de la marche, mais je suis vraiment pas convaincue…”

La jeune femme réfléchit un instant à la remarque de sa vis-à-vis. Elle n’avait pas réellement d’objectif immédiat, mais en était au moins consciente, et même si la verte n’était pas d’accord avec l’idée qu’on ne pouvait pas vivre au gré des envies et des coups de tête, elle en était d’ailleurs la preuve depuis des années, sans doute comme bien d’autres, elle ne pouvait que reconnaître que ce n’était pas une vie qui convenait à tout le monde.

Tapotant du doigt sur le bout de la table, la verte repartit dans un éclat de rire en entendant cette phrase sur le relâchement, qui faisait très… “vieil homme”? Guindée? Un peu des deux en soi, et c’était sans doute le cas, la phrase ayant très certainement été martelée dans le crâne de la sirène à l’époque où elle était une véritable guerrière. Consciente que cela pourrait offusquer la jeune femme, la pirate s’excusa immédiatement, essuyant une petite larme qui commençait à couler de son oeil gauche.

“ Désolée, c’est juste…”

Essayant de figer son visage dans une expression de vieux guerrier désabusé, elle prit une voix grave pour imiter ce qu’elle imaginait être le premier à avoir dit ce genre de choses.

“ Le relâchement est l’ennemi du guerrier…”

Elle reprit son expression faciale et sa voix habituelle pour continuer.

“ Ça fait très vieil homme, tu vois ce que je veux dire? Pas que le message soit faux hein, c’est même très vrai, même si assez triste de se dire que du coup tu te condamnes à ne faire confiance à personne pendant un bon moment. Je me dis, tu es encore jeune, vis un peu, fais des erreurs, c’est aussi ça qui forge une vie. Enfin, en soi des erreurs tu en feras forcément, personne ne passe à travers de toute façon, et c’est ça qui forge le caractère selon ma mère.

J’imagine aussi que si tu fais des erreurs et que tu te mets dans le pétrin, tu auras pas le choix que de devenir plus forte pour survivre aux conséquences, du coup tu finiras par pouvoir te défendre de tout le monde non?”

Un léger gémissement provint du phare avant qu’une boule de poil blanche, toute ronde et sans membre visible cette fois n’en sorte en bondissant légèrement, légèrement confuse sur la présence d’une personne supplémentaire avant de sauter vers celle-ci, curieuse et guère craintive. En un sens, le parfait soutien émotionnel.

La sirène marquait un point, se cacher dans l’eau était clairement un bon moyen d’éviter les assauts, elle y serait plus mobile et, surtout, la maudite ne risquait clairement pas de venir l’y chercher. Si elle avait pu manipuler l’eau, les choses auraient probablement été différentes, mais à chaque fois qu’elle avait pu essayer, elle n’avait pu que déplacer de petites quantités. Si elle devait donner une raison à cela, c’était probablement à cause de la fluidité du liquide, tout comme il était difficile de saisir de l’eau simplement en fermant sa main autour. Bien sûr, une petite quantité resterait au creux de la main, mais la majorité s’en irait. Ça serait logique, là où elle pouvait se saisir d’un pan entier d’île sans souci, maintenir l’équivalent d’une bouteille d’eau en l’air sans contenant représentait un véritable défi, d’autant plus si elle essayait de lui donner une forme.

Côté biologie par contre, la médecin prenait des notes. Pieds palmés, elle avait déjà vu le cas avec les homme-poissons, ce qui était logique, mais selon les mots d’Aconea, c’était probablement bien plus nuancé, et même si le plus simple aurait probablement été de demander… Bon, la verte n’était pas une experte en relations sociales, mais demander à une jeune femme qu’on venait de rencontrer si on pouvait voir ses pieds n’était vraisemblablement PAS quelque chose de convenable. C’était, en fait, presque aussi déconseillé que de demander à voir la zone pelvienne, même si c’était “pour la science”. Du coup, la pirate se contenta de hocher la tête avec un air légèrement perdu. Pas qu’elle ne comprenne pas, juste qu’elle aurait aimé pouvoir voir pour mieux comprendre, tout en sachant pertinemment que ce n’était pas acceptable, que c’était presque comme tromper Lucina et qu’en bonus, elle s’exposait à une gifle pour “Harcèlement sexuel”. Et si prendre une gifle était acceptable, tromper Lucina ne l’était pas, et pas de “il n’y a pas d’amour, ça ne compte pas”!

“ La perfection, c’est pas très intéressant de toute façon. Je veux dire, concrètement, quelqu’un de parfait, à part coller des complexes d’infériorité à tout le monde et se faire détester, il ne ferait pas grand chose. Même mon amour n’est pas parfait, et c’est aussi ses défauts que j’aime.

Après, je ne nie pas que ça aide, notamment à rester en vie, juste qu’un peu de souplesse mentale, ça peut aider aussi. Des fois, s’en tenir à ses principes, c’est bien, des fois, il faut savoir lever le pied pour profiter, même si on a tous une ligne qu’on ne peut pas franchir. Par exemple… Je déteste qu’on me mente. Ça me met en colère au plus haut point, suffisamment pour que je perde le contrôle de mes pouvoirs et que je cherche à euh… “retirer” la source du mensonge de mon entourage. Malheureusement, des fois, je suis forcée de serrer les dents et de prendre sur moi. Parfois, c’est parce que c’est une amie qui me ment en essayant de ne pas faire de mal. Des fois, parce que me mettre en colère pourrait mettre des gens en danger.”

Et des fois, elle ne l’entendait pas, que ce soit parce que son interlocuteur était un parfait menteur ou parce qu’elle pensait dire la réalité. Inversement, des fois elle pensait entendre des mensonges là où la personne était simplement nerveuse. Ça avait causé des… désagréments par le passé.

Au moins, la sirène n’avait pas tenté d’attaquer Fulu, qui était venu se poser sur la table sans aucune considération pour les bouteilles qui avaient été réceptionnées et déposées au sol par la malédiction de la verte. Pour être exact, elle semblait même visiblement adorer la grosse boule de poil, gratouillant celle-ci entre les yeux, à la grande appréciation du Tagata’ai qui se mit à bâiller, ouvrant grand sa mâchoire et révélant ainsi des dents grandissants à vue d’oeil et affûtées comme des lames de rasoir avant de refermer la gueule et de cligner des yeux pour mieux se tasser un peu sur lui-même, content de se voir caressé alors qu’il replongeait plus ou moins dans le sommeil.

“ T’en fais pas pour les dents, de ce que j’ai trouvé sur eux, c’est normal, c’est leur moyen de défense mais ils sont inoffensifs. Ils ne mangent même pas de viande, c’est vraiment juste au cas où ils sont attaqués. Et pendant la saison des amours aussi, visiblement ça sert un peu à euh… montrer qu’ils sont un bon parti? Honnêtement, c’est compliqué sur ce coup là, je pense pas que tu veuilles les détails de la parade nuptiale d’un animal dont la préoccupation principale est de savoir où trouver la prochaine carotte des neiges.”

Elle haussa vaguement les épaules avant de finir son verre de whiskey, se servant cette fois un verre d’un liquide transparent à l’odeur neutre, qui s’avérait être de l’eau.

“ Pour en revenir à ce que je disais… Euh, on en était où déjà? Ah oui, souplesse mentale. Le self-contrôle, tout ça, tu dois connaître, mais c’est aussi important de savoir quand tu peux te permettre un peu d’excès, même si dans mon cas c’est plutôt l’inverse, j’ai tendance à être dans l’excès et la liberté, et il faut que je sache un peu quand me contrôler. Sinon tu imagines la catastrophe? La première fois que j’ai lâché la purée avec cette malédiction, j’ai déclenché un tremblement de terre, alors aujourd’hui…”

S’ensuivit un rire légèrement gêné avant qu’elle ne prenne une grande gorgée d’eau. Si ça se trouve, la sirène ne trouverait pas ça TROP gênant. Ou inquiétant, pour ce que ça valait.

C’était drôle comme la sirène semblait tout voir en blanc ou noir. Ne pas changer, ou tout changer, la réalité était bien plus nuancée que cela et au fond, il n’y avait que très peu de choses qui étaient absolues. La plupart n’était d’ailleurs pas du fait des hommes de toute façon. De celui des dieux et démons peut-être, s’ils existaient réellement. Pour la verte, ça faisait simplement partie du grand ordre des choses et de la nature de l’univers. Difficile de chercher à comprendre d’où venait les choses comme la mort de toute manière. Pour sûr, on pouvait en général identifier la cause d’un décès, mais l’origine même du fait de décéder? Autant chercher une goutte d’eau précise dans l’océan ou demander qui avait créé l’univers, s’il y avait même une raison. Certains décidaient de consacrer leur vie à cette question, et si la pirate pouvait respecter ce choix, elle-même avait haussé les épaules il y a bien longtemps en décidant que “c’était ainsi, c’est tout”.

“ Je dirais que oui, c’est plus… Enfin, moins noir et blanc que ça. Tu ne veux pas tout changer, juste… Bah, c’est pas si important tant que tu fais ta vie et que tu en es contente.”

La psychologie, ce n’était pas vraiment le domaine de la verte, quand bien même elle faisait de son mieux. En vouloir à quelqu’un en revanche, elle était capable de comprendre, facilement même. Autrement, son père n’aurait pas perdu un oeil pour des mots qu’il n’aurait pas dû prononcer, surtout à une jeune femme avec un grain de folie sévèrement infecté par la prison.

“ Dépends. Tu devrais pas laisser autant le regard extérieur des gens t’influencer. Évidemment, ça se voit que tu le vis mal, que tu t’en veux encore, tout ça, et je peux comprendre. Juste… L’opinion des autres Kujas, c’est leur opinion. Ça a pas besoin d’être la tienne. Si tu penses avoir raison de faire quelque chose, fais le. Enfin, sauf si on te prouve que tu as tort, il y a une limite entre avoir des convictions et être borné, mais ça c’est un autre souci.”

Ceci dit, si elle regrettait elle-même ses actes, il n’y avait pas grand-chose à faire pour l’aider à part laisser le temps faire son œuvre. Ses rencontres aussi peut-être, mais de ce côté là la verte devait avouer ne pas être la meilleure personne pour régler ce genre de soucis. Elle avait beau être capable d’empathie, ce dont elle n’était pas capable, c’était de trouver les mots pour réconforter et pour guérir les blessures de ce type.

La remarque sur sa “ménagerie” la fit sourire, sachant pertinemment qu’à un certain degré, c’était plutôt ses animaux qui avaient une maîtresse bien particulière, même si les deux étaient vrais. Il s’agissait d’espèces sur lesquelles elle avait eu bien du mal à se renseigner et qui présentaient chacune des particularités bien étranges. Pour la verte, ça ajoutait à leur charme déjà bien présent par leur apparence adorable. Pour d’autres, il s’agissait probablement de foutus pièges mortels qu’il convenait d’exterminer méthodiquement, mais si ces bestioles existaient, c’est que la nature leur avait décidé une utilité et une raison d’être non?

Ceci dit, deux mots tiquèrent dans l’oreille de la pirate. Non pas ceux sur les animaux marins des hommes poissons, qu’elle avait déjà pu voir, ceux sur les serpents armes. Des serpents… qui servaient d’armes? Un instant, la médecin s’imagina une femme saisir un serpent par la queue et l’utiliser comme un fouet ou un grappin avec les crochets servant de dent, avant de se mettre à pouffer légèrement du ridicule de l’image. Non, elle avait du mal comprendre, c’était probablement plus proche de l’élevage pour récolter le venin des serpents et en enduire leurs armes. Pas une mauvaise chose aux yeux de la verte, même si elle était forcée, c’était une cohabitation des deux espèces qui, en général, se passait bien tant que les humains traitaient correctement les reptiles.

Quant à la puissance de son fruit… Elle ne pouvait nier la chose. Plus d’une fois, elle s’était dit que c’était trop de pouvoir pour ses besoins. Pour autant, elle n’aurait échangé cette malédiction pour presque rien au monde, trop heureuse de pouvoir l’utiliser pour appuyer sa liberté ou se défendre quand elle en avait besoin. Cependant, de ce que la pirate avait pu entendre, bien d’autres pouvoirs dans ce monde n’étaient pas en reste. Que ce soit les capacités martiales de certains capables de déployer des tornades ou des vagues de lave ou les armements qu’elle avait pu voir installés sur des cyborgs, le monde ne tournait pas uniquement autour des malédictions. Elles n’étaient qu’un avantage comme un autre, peut-être simplement plus ésotérique que d’autres.

“ Je vais être honnête… Je sais pas? Je veux dire, ce genre de choses, ça dépend de ta persévérance, de ton talent, de ton environnement, tu vois où je veux en venir, je peux pas voir l’avenir. Ou l’entendre, pour ce que ça change.

Mais de ce que j’ai entendu, les homme-poissons les plus puissants sont capables de ce genre de chose, alors je ne peux pas te dire que c’est impossible pour toi, au moins à l’avenir? Non seulement ce serait mentir, mais en plus ce serait essayer de te décourager sans raison, ce qui est plutôt pas très sympa.

Ceci dit, si ça te donne envie de t’entraîner et de te mesurer à des gens comme ça, c’est peut-être un début de piste de ce que tu veux faire dans le futur? Pourquoi pas aller te mesurer aux gens des Blues ou essayer de trouver un maître du gyojin?”

Une bouteille s’éleva une nouvelle fois pour remplir son verre, cette fois d’un liquide brun presque noir à la forte odeur de café. Relevant les yeux, la verte finit quand même par poser la question.

“ Au fait, je te ressers?”

Inconsciemment, la verte acquiesça aux mots de la sirène. Les habitudes avaient la vie dure, elle avait pu le constater à plusieurs reprises, d’autant plus quand elles s’enracinaient dès le plus jeune âge, parce que par la suite, on voyait ça comme la “norme” et pas comme une habitude. C’était les autres qui étaient étranges, et pas soi-même. C’était aussi ce genre de choses qui menaient au racisme et à la discrimination en général, alors que dans le fond, l’humanité c’était l’humanité, point barre.

Ceci dit, la jeune femme avait la bonne mentalité. Avancer, un pas après l’autre, se laisser avec le flot de la vie et prendre les choses comme elles venaient. Résister au changement était inutile, puisqu’il finirait par se produire un jour ou l’autre, comme une rivière finit par passer un barrage sans se soucier de ses constructeurs. Lutter contre était futile et n’apporterait que regret plus tard, même si des fois, c’était nécessaire. La verte espérait seulement ne jamais finir dans cette situation inconfortable et pouvoir toujours simplement choisir son chemin sans avoir à trop se soucier d’un changement non désiré, et surtout indésirable.

En revanche, elle laissa échapper un pouffement en entendant la description presque désabusée faite de son père par Aconea. Ça avait l’air d’un sacré morceau, mais ironiquement, la pirate n’avait aucun mal à se l’imaginer. Elle avait brièvement rencontré un homme dans l’exact même genre, abusant d’une puissance physique qu’il était difficile de qualifier autrement que comme “aberrante” ou “inhumaine”, mais qui paradoxalement était simplement incapable d’expliquer pourquoi ou comment.

“ C’est drôle, j’ai l’impression que c’est quelque chose de courant. Une personne modérément forte saura expliquer pourquoi et ce qu’elle a fait pour le devenir, bref, tout le “comment”, mais que les gens vraiment puissants en sont incapables. Je sais pas pourquoi, c’est peut-être juste la marque des génies que de faire les choses sans réellement être capable de développer leurs moyen de le faire.”

L’idée que d’autres races que les homme-poissons étaient capables d’utiliser de l’art-martial de ceux-ci était surprenant ceci dit, la médecin aurait pensé que l’une des conditions de la chose étant au minimum d’avoir des mains palmées ou un rapport particulier à l’eau, mais visiblement non? Ceci dit, une main non palmée avait une surface générale moins importante, par conséquent, l’ampleur de certaines techniques devait être moins impressionnante, même si les choses ne devaient pas trop changer. C’était peut-être juste que, dans l’ensemble, un humain qui utilisait du Gyojin Karate serait capable de prouesses légèrement moindres?

Son sourire disparut en entendant la requête d’Aconea, avant de réapparaître, légèrement mutin. Silencieusement, elle agita la main, faisant disparaître l’intégralité des verres et des bouteilles à l’intérieur du phare.

“ Soit.”

Lentement, un coffret en bois sortit de la tour pour venir se poser délicatement sur la table. En silence, la pirate se leva pour venir ouvrir les deux volets de la boîte, qui révéla ainsi son intérieur. Deux verres au fond carré et s’évasant ainsi que trois petites bouteilles, visiblement du cristal taillé, les bouchons prenant la forme de deux boules à multiples facettes. La bouteille centrale en revanche voyait son bouchon taillé en carré et scellé par deux cordes, l’une verte, l’autre noire, qui s’entremêlaient à de multiples reprises.

Saisissant l’une des bouteilles sur les côtés, la verte la souleva légèrement, révélant à l’intérieur un liquide d’un bleu profond dont la couleur changeait pourtant en fonction de son inclinaison ou de son exposition au soleil, arborant parfois un vert éclatant ou un rouge rubis du plus bel effet. Elle déposa le flacon sur la table avant de sortir les verres, le coffret descendant de lui-même pour lui laisser la place de les poser au centre de la table. Toujours sans un mot, elle retira le bouchon de cristal pour laisser échapper une odeur douce, presque sucrée, qui pouvait rappeler les amandes, mais avec un fond relevé, épicé même, similaire à du gingembre frais. Laissant l’odeur se répandre, la verte finit par s’expliquer.

“ C’est un couple du Nouveau Monde qui produit ça. Ils habitent une toute petite île, un îlot presque, et vivent en quasi autarcie si ce n’est leurs occasionnels contacts avec l'extérieur pour vendre ces bouteilles. Pas pour la quantité qui quittent leurs mains, je crois avoir entendu qu’en tout et pour tout, ils en vendent une centaine par an. L’an dernier, j’ai sauvé le mari et ils ont accepté de m’en mettre trois de côté tous les ans pour me remercier. Je les paie bien sûr, le simple fait d’avoir une réservation est exceptionnel…

Ils appellent ça Undeb. J’appelle ça la meilleure chose que j’ai jamais bu.”

Lentement, un fin filet de l’alcool iridescent quitta la bouteille penchée pour tomber dans l’un des deux verres. Concentrée, comme pour ne pas en laisser échapper une goutte, la verte fixait le liquide, ajustant son poignet petit à petit jusqu’à ce que chaque verre soit à moitié plein. Si la sirène tentait de saisir son verre, elle l’arrêterait avant d’ajouter.

“ Ça se boit sec. Sur glace. Coupé à l’eau. En composant principal d’un cocktail. Mais la meilleure façon de le déguster, c’est flambé.”

Une petite boîte d’allumettes rejoint sa main et la pirate en craqua une, observant un instant la flamme avant de l’abaisser, touchant presque la surface de l’alcool avant que la chaleur n’enflamme celui-ci, déployant une flamme d’un splendide vert émeraude brillant de vie. Elle alluma le second verre avant d’éteindre l’allumette et de prononcer quelques mots.

“ Le boire seul n’attire que larmes et tristesse. Le boire accompagné, le partager pour ainsi dire, attire les rires et la joie.

J’ignore si c’est vrai, mais c’est ce qu’on m’a dit, et ils y croyaient. Et ça me suffit.”

Saisissant son verre encore en feu, la verte alla pour trinquer sans l’éteindre, signalant par là que le feu aussi était à avaler, avant de vider le verre d’une traite. C’était un goût d’arc-en-ciel, sucré, mais avec un corps fort, relevé et un arrière-goût d’une amertume agréable qui tranchait avec le sucre précédent. Soufflant par la bouche, une légère flamme s’échappa alors que la jeune femme regardait l’horizon, légèrement grisée par le taux d’alcool du breuvage, qui s’élevait simplement à… 66%, même s’ils n’étaient pas vraiment ressentis.

Ironiquement, la sirène avait peut-être raison dans son idée que les gens les plus puissants oubliaient leurs débuts justement parce qu’ils étaient lointains dans leurs souvenirs. Ça ou qu’ils en avaient trop honte pour vouloir en parler. C’était bien possible aussi, quel genre de pirate primé à un milliard de berrys voudrait vraiment parler de la fois où il s’était fait casser la gueule par un soldat marine en faction parce qu’il avait volé une boulangerie? Ça cassait un peu le mythe pour sûr.

“ Je n’ai jamais rencontré de géant, alors je vais mettre des guillemets sur ce que je dis, mais logiquement, si on part du principe qu’ils font cinq ou six mètres par exemple, leur corps est exponentiellement plus lourd. Par conséquent, leurs muscles sont également forcés d’être beaucoup plus puissants, pour pouvoir porter leur propre corps pour commencer. Au final, c’est comme comparer un insecte et un humain. A sa propre taille, il peut être puissant, mais ce n’est qu’une question de taille et de force globale. Bien sûr, il n’y a pas que ça, mais ils partent avec un avantage clair d’un point de vue biologique.”

Elle garda sa réponse à propos de son fruit pour plus tard, préférant servir l’Undeb presque religieusement, tout en riant intérieurement des réflexions d’Aconea. Celle-ci semblait partagée entre la plaisanterie et le sérieux en disant que la pirate était douée pour la mise en scène, peut-être sans se rendre compte que celle-ci était entièrement sérieuse et traitait cet alcool avec le plus grand respect. Elle en avait trop peu pour se permettre de le gaspiller et refusait de le boire seule, quand bien même elle en avait parfois l’envie. Un litre pour un an, pour quelqu’un comme elle, qui buvait régulièrement, c’était une quantité infime, trop faible même, mais elle était amplement compensée par la qualité du produit.

Le produit était apprécié en tout cas, même si sa force tranquille avait visiblement tapé de manière plus explicite dans la tête de la sirène que dans celle de la maudite, qui y était un brin plus habituée. Pas qu’elle ai été dans un meilleur état la première fois qu’elle y avait goûté.

“ Mh, les deux petites bouteilles m’ont coûté très exactement quatre poules, un coq et six petits sacs de grains, de divers légumes et fruits qu’ils n’avaient pas à leur disposition. Ah, et j’ai dû relocaliser un arbre d’East Blue jusqu’à chez eux aussi, un figuier je crois? Comme ils vivent en autarcie, l’argent n’a pas vraiment cours pour eux et ils pratiquent uniquement le troc.

La bouteille carrée…”

Elle caressa doucement le bouchon taillé, son doigt suivant les deux cordages entremêlés avant de continuer.

“ Elle n’a pas de prix. Pour être exact, c’est peut-être la seule dans son genre qui soit en circulation. Normalement, il n’y en a qu’une par an, et les fabricants la boivent ensemble le jour de leur anniversaire de mariage. C’est une version qu’ils appellent Undeb Tragywyddol, un vœu de bonheur et d’amour éternel. Cette année, ils en ont fait une seconde bouteille pour me souhaiter bonne chance, et ils m’ont fait promettre de la boire uniquement avec la femme que j’aime et avec qui je souhaite passer le restant de mes jours.

Je n’ai pas encore eu l’opportunité de lui présenter, mais j’espère bien qu’elle acceptera au moins mes sentiments, quitte à ne pas pouvoir me les rendre.”

Sa main quitta le flacon ouvragé alors qu’un sourire attendri s’affichait sur le visage de la verte, simplement heureuse de penser à la réaction de Lucina face à ce genre d’alcool. Est ce qu’elle serait même intéressée, ou refuserait-elle d’emblée d’y toucher? Il était impossible de le dire, et c’est peut-être ce qui faisait toute la beauté de la chose, ainsi que son horreur. L’incertitude élégante des sentiments d’autrui, la découverte des choses. Ça faisait peur, mais c’était également attirant, intriguant presque.

“ Tu me demandais tout à l’heure où se trouvait ce genre de fruit, et ma réponse est claire, je n’en ai aucune idée.” fît la jeune femme d’un ton joyeux, presque amusé.

“ Au hasard? De ce que j’ai pu glaner, les malédictions s’incarnent dans des fruits du monde entier, mais chacune s’associe à un type de fruit si c’est clair. Par exemple, si ma malédiction était liée aux pommes, elle ne s’incarnerait que dans des pommes, et quand je mourrais, elle rejoindra la pomme la plus proche. C’est aussi pour ça que c’est compliqué d’en trouver, comment veux-tu contrôler toute la production de fruits au monde?

Quant à mon professeur. En soi, j’en ai eu un, mais ce n’était pas quelqu’un, c’était simplement la nature. Il y a quelques années, j’étais pirate dans un grand équipage, très grand même. Le navire sur lequel on était a approché d’une île inconnue, et on a été pris dans un phénomène météorologique qui a décimé tout le monde, et j’ai réussi à échouer sur l’île. Pas un humain en vie, que des animaux tous plutôt dangereux ou agressifs, souvent les deux. J’ai trouvé mon fruit là-bas, et j’ai été forcée d’apprendre à l’utiliser rapidement juste pour survivre. Rien de mieux que d’avoir sa vie dans la balance pour s’adapter au plus vite.”

Les homme-poissons étaient plus forts que les humains normaux, c’était vrai, mais la verte devait bien avouer son ignorance sur le pourquoi. Pour les géants, on pouvait appliquer le principe du gigantisme, mais pour les résidents des abysses… C’était peut-être ça la réponse, la pression intense des profondeurs forçaient leurs corps à être plus résistant et à être capable de déployer une puissance plus imposante pour pouvoir ne serait-ce que respirer ou bouger. Sans preuve de son idée cependant, c’était difficile de l’affirmer. La sirène pointait cependant une évidence, l’aisance en milieu aquatique. Les humains n’étaient pas adaptés à ça, les homme-poissons… si. C’était aussi simple que ça.

“ Je suppose que non? Je veux dire, concrètement, ça m’a juste coûté une poignée de berrys alors que je suis assez riche pour me noyer dedans si ça m’amuse, mais je crois qu’ils vendent leurs bouteilles à des prix similaires à chaque fois, ils les échangent surtout contre des choses dont ils ont besoin ou veulent. Comme, par hasard, une intervention chirurgicale sur un malade en danger. J’étais juste au bon endroit au bon moment, mais je ne compte pas me plaindre de ce genre de récompenses, même si je n’étais pas là pour ça.”

C’était amusant de voir la sirène l’encourager dans son histoire d’amour d’un côté et de l’autre la descendre comme ça. Parce qu’elle vivait seule sur un îlot pour visiter le monde, elle n’avait pas le droit d’être amoureuse? Un sourire flotta sur ses lèvres avant qu’elle ne réponde d’un ton amusé.

“ Je suis pas si déconnectée, juste… Isolée? Je sais pas trop comment le dire, mais j’ai tendance à tolérer le contact humain surtout à petites doses, j’ai du mal avec les grandes villes, tout ça. Pas tellement misanthrope, même si j’avoue avoir été déçue plus d’une fois par les humains, juste… Solitaire? Je suppose que c’est le bon mot. Mais même pour quelqu’un de solitaire on finit toujours par trouver quelqu’un. Enfin, dans mon cas, je l’ai rencontrée quand on était encore enfants, mais elle m’a beaucoup aidée, surtout quand j’étais à”

Sa phrase se coupa en plein milieu alors qu’elle était là, bouche ouverte, les sourcils froncés, incapable de continuer. Elle ferma la bouche, marmonnant quelque chose d’incompréhensible avant de la rouvrir, sans qu’aucun son n’en sorte une nouvelle fois. Visiblement, son esprit bloquait même les mots, comme si les prononcer risquait de faire sauter le couvercle du puits dans lequel elle avait enfermé toutes ses émotions sur son séjour. Comme si elle pouvait oublier ou faire comme si rien ne s’était passé, simplement en effaçant ces deux mots de son vocabulaire. La pirate resta silencieuse un bref instant avant d’abandonner.

“ En prison. Quand j’étais en prison. Désolée, c’est encore un peu difficile d’en parler.”

Si la sirène réfléchissait un peu, elle pourrait probablement déduire facilement de quelle prison la maudite avait tenté de parler, même s’il ne tenait qu’à elle de vouloir élaborer le sujet.

Brièvement, la maudite imagina ce qui se passerait s’il en existait une douzaine comme elle, à retourner des îles au moindre coup de colère ou autre… C’était effectivement préférable qu’elle soit la seule comme ça, même si d’autres fruits avaient sûrement des pouvoirs comparables.

“ Vu comme ça… C’est sûr que c’est sans doute mieux que ça marche comme ca., ça limite le grand n’importe quoi. J’ai entendu parlé de gens qui prétendent avoir perdus leurs pouvoirs du jour au lendemain aussi, mais je ne suis pas sûre de savoir quoi en penser…

D’un côté, ça me parait un peu exagéré, et sûrement juste des rumeurs déformées, de l’autre… Les malédictions font déjà tellement de choses que je ne serais probablement pas surprise si l’une d’entre elle permettait d’annuler les autres, tu vois ce que je veux dire? Mais ça me parait suspicieux quand même, quel intérêt de juste retirer la malédiction de quelqu’un, autant juste le tuer non?”

La verte jeta un regard étrange à la sirène, qui semblait avoir mal compris ce qu’elle voulait dire initialement en parlant d’équipage, et décida de corriger le tir.

“ Honnêtement, je n’avais aucune affection pour eux. Je naviguais avec parce que je n’avais nul part où aller et qu’ils faisaient partie de l’équipage qui m’a sorti de prison, sans plus.

Mais oui, si je pouvais, je prendrais la main de mon aimée et je l’emmènerais visiter toutes les îles du monde avec moi. Enfin, elle a des choses qu’elle veut faire aussi, alors j’essaye de l’aider de loin, histoire d’éviter de la mettre trop dans l’embarras. Les histoires d’amour entre pirate et marine, c’est probablement pas très bien vu par les hautes têtes du gouvernement…

Et tu devrais pas t’en faire pour ça, j’ai… très vite tourné la page. Comprendre qu’une fois que ma priorité ça s’est retrouvé être trouver à manger et où dormir pour éviter de me faire déchiqueter et dévorer pendant mon sommeil par un ours vampire, j’ai adressé une brève prière pour l’équipage et je les ai laissé derrière moi sans hésiter.

Comme j’ai dit, être confronté à sa propre mortalité et aux questions pressantes de la survie, ça aide à se concentrer sur les choses importantes.”